Dorothée Nakache : L’Inde jusqu’au bout des doigts
Quelle est la source de votre passion pour la photographie ?
– Dorothée Nakache : À 14 ans je me suis retrouvée avec un argentique dans les mains, plutôt par miracle ! J’allais chez l’opticien pour m’acheter des lunettes, et au final je suis repartie avec, en bonus, un appareil photo… Les avantages de la mutuelle (rires). En fait, j’ai toujours travaillé en autodidacte parce que les études ne m’ont pas vraiment conduites à poursuivre dans cette voie, à l’époque c’était CAP photo –ca ne me plaisait pas- ou les écoles –payantes et pas possible-. Donc après le Bac S j’ai étudié les langues, fait un peu de commerce, mais vendre des patates ça ne me plaisait pas spécialement…(rires)
J’ai tracé mon propre chemin. Récemment -cette année- j’ai pu travailler pour un studio national, dans la photo scolaire ; manipulation reflex, studio photo… tout ça c’est du travail en manuel, ce que je préfère. D’ailleurs l’important il me semble c’est moins le côté qualité de l’appareil photo -quand même avantageux pour les grands formats d’exposition- mais plutôt l’œil du photographe. Ce qui ressort de l’observation, voilà l’essentiel.
La source, c’est ce besoin d’indépendance que me procure la photographie. Et cela passe par le voyage. Il y a quelques temps j’ai réalisé un album photo de mon périple à Chicago, pour un reportage sur le blues. Celui-ci est encore en postproduction parce que seule ce n’est pas toujours évident…surtout le montage. Cela prend énormément de temps. Avant il y a eu le Maroc, la Thaïlande, l’Espagne, l’Italie, le Portugal…Il faut savoir qu’à la base j’ai une formation de guide touristique. Je me suis lancée dans le tourisme et l’existence de guide interprète en anglais et espagnol. Cette envie de voyage, c’est quelque chose que j’avais en moi depuis longtemps, donc du coup la photographie a suivi, naturellement.
Vous aviez déjà effectué auparavant plusieurs périples en Inde. Pourquoi y retourner ?
– Dorothée Nakache : Oui, c’est mon troisième voyage en Inde. Le premier était plutôt touristique, j’y étais accompagnée d’une amie guide ; puis l’année dernière j’ai effectué quatre mois de voyage seule, pour la photographie, essentiellement. Au préalable j’avais acheté un appareil mais entre temps je me suis fait voler l’intégralité de mes bagages…Toutes mes photos sur quatre mois de voyage, le disque dur externe en bonus…Il ne me restait que mon appareil photo, vide.
Donc je suis restée sur un goût plutôt amer. Quand je suis partie, j’avais déjà envie d’y retourner, rattraper ce qui avait été perdu. En plus, au niveau du prix des billets ce n’est vraiment pas cher. Et surtout, au niveau de la photo, c’est l’événement de la Kumbhamelâ, ses couleurs et ses festivités qui m’ont également donné envie d’y revenir. Une occasion inespérée.
L’Inde est votre préférence ?
– Dorothée Nakache : Oui, il y a là-bas quelque chose de très particulier. Personne ne sait vraiment pourquoi c’est aussi fort, pourquoi l’attirance est si présente… Disons que celui qui est pauvre en Inde a une situation terrible mais il garde le sourire, et il confie sa vie aux mains de Dieu… et même s’il fait des bêtises dans la journée, il accomplira tout même sa p ?j ? - le rituel de la prière-. C’est ce lien qui est très fort, cette force spirituelle partagée par tous.
Pour aborder la motivation de mon voyage, la Kumbhamelâ , c’est quand même l’endroit où la foule est présente à perte de vue, par millions les pèlerins s’acheminent vers les villes saintes ; et au même moment tous croient en Dieu. C’est incroyablement fort et d’ailleurs très difficile à quitter : pour donner un exemple, je partais pour les Îles Andaman que j’avais visitées lors de mon dernier voyage et je devais donc sortir de la Kumbhamelâ mais pour cela, il m’a fallu beaucoup de bonne volonté, ca a été un vrai déchirement. Une fois sur la route des Andaman, je me suis d’ailleurs mise à pleurer… Il n’y a que par la suite qu’on se rend compte à quel point la Kumbhamelâ est ce qu’il y a de plus beau, de plus fort. Partir me donnait le sentiment d’un vide intérieur. J’avais l’impression que l’intérêt avait disparu, l’envie de prendre d’autres photos également. D’ailleurs, c’est ce qui s’est passé lorsque je suis arrivée à Bénarès (ou Vârânasî dans l’Uttar Pradesh).Tout le monde était resté là-bas, à la Kumbhamelâ. J’étais déçue et triste.
Expliquez-nous ce qu’est la Kumbhamelâ ? En quoi consiste t-elle ?
– Dorothée Nakache : C’est un pèlerinage hindou qui se produit quatre fois tous les douze ans et qui a lieu, à tour de rôle, dans les lieux saints : Prayâg, dans l’Uttar Pradesh, Haridwar dans l’Uttaranchal, Ujjain dans le Madhya Pradesh et Nasik dans le Maharashtra. C’est comme un pèlerinage à Lourdes !
C’est le plus grand événement en Inde, il regroupe entre 70 et 100 millions de pèlerins…Le côté spirituel y est vraiment très fort, les couleurs, les femmes, les sourires, il n’y a que de cela. En général, Les villes qui accueillent les Kumbhamelâ sont le théâtre, au début de la manifestation, de parades qui marquent l’arrivée officielle des saints hommes, montés sur une grande variété de modes de transport, éléphants, chevaux, chameaux, voitures, palanquins, et chariots, parfois même tirés par des hommes ! Généralement les sâdhu Naga Baba, les guerriers de Shiva, sont les premiers à défiler sous une pluie de pétales, puis chaque secte tente de dépasser les autres par la splendeur de son cortège.
La Kumbhamelâ c’est vraiment l’événement à suivre. Même si j’avais le projet initial de partir en Amérique du Sud, le fait qu’il y ait cet exceptionnel rassemblement spirituel et religieux, cela m’a détourné de mon intention…Chaque année je me dis que je pars en Amérique du Sud, mais voilà pour la troisième année consécutive je suis allée en Inde pour y réaliser un album photo, enfin (rires) !
Comment s’est déroulé votre séjour ?
– Dorothée Nakache : D’abord je suis arrivée à Delhi. C’était le chaos total. Ensuite je suis allée directement à Rishikesh, non loin de la Kumbhamelâ, pour y voir le premier bain royal. Sauf qu’en fait les sâdhus naga n’étaient pas encore arrivés, seulement les pèlerins (qui venaient vraiment de toute l’Inde !). Mais sans les saints hommes il n’y avait pas encore énormément d’intérêt photographique, en tout les cas pas ce que je cherchais vraiment à voir. Donc en attendant les sâdhus naga j’ai voyagé, Pushkar, festival de littérature à Jaipur, etc., j’ai fait ma petite vie.
Je suis donc retournée sur la Kumbhamelâ un peu plus tard, pour la shivaratri, c’est-à-dire la fête de Shiva. Tout le monde y fume le shilom, surtout les sâdhus. L’événement tombait le même jour que le premier bain royal, le 18 Février. C’était parfait ! D’ailleurs quand je suis arrivée à la Kumbhamelâ j’ai pu intégrer la famille Barti. On m’a donné deux noms : dipa (la lumière) Barti et ânanda (qui donne la joie) Barti, de très jolis noms. On faisait vraiment beaucoup de méditation. Un de mes guru (professeur) se nommait Amor Barti. Dans la tente on le voyait tendre le bras : en fait, il l’a gardé ainsi levé pendant 32 ans, pour montrer à chaque individu qu’il est possible de faire, de puiser la force en soi pour réaliser ce genre d’exploit. C’est juste un cadeau donné par la foi.
Le Bain Royal, vous y avez participé ?
– Dorothée Nakache : Oui, car tout le monde se baigne à ce moment là ! En fait, l’événement le plus important de la Kumbhamelâ c’est l’immersion dans le fleuve au moment où ses eaux se transforment en amrita (le nectar d’immortalité). Les Hindous pensent que s’immerger complètement dans les eaux à ce moment-là les nettoiera, ainsi que leurs ascendants, de tous leurs péchés. Il y a des jours et des dates propices pour ces bains, déterminés par des calculs astrologiques. Les Akhara - ou grands rassemblements de sâdhu - conduisent un cortège royal qui atteint son apogée avec l’immersion dans le Gange. Les Naga Baba sont les premiers à s’immerger, ce qu’ils font nus et par deux, parés parfois seulement d’une mâlâ. Lorsqu’ils ont terminé leurs ablutions, les sâdhu recouvrent leur corps de cendre. Après que les différentes sectes de sâdhu se soient baignés, avec parfois quelques échauffourées pour des raisons de préséance, les pèlerins ordinaires, qui ont attendu patiemment jusque là, peuvent accéder à l’eau.
Après la famille Barti j’ai intégré celle des Puri, qui faisait partie des Akhara. J’ai donc eu le privilège d’intégrer cette tente, ce qui m’a permis de sortir de mon ancien lieu de spiritualité et de méditation. Lorsque j’étais avec les Puri, j’ai eu l’occasion de me baigner dans le Gange, avec le sari. Le seul problème c’est que le vêtement est très long, jusqu’à 7 ou 8 mètres, et certaines femmes se noient à cause de ça, parce que dans le Gange le courant est très fort. Mais le bain dans le fleuve sacré est tellement important que, dès qu’une ville est près du Gange, ils se baignent, se lavent, ils font leur linge, leur p ?j ?. La p ?j ? c’est cette fameuse prière, par exemple ils mettent une petite bougie sur l’eau du fleuve qu’ils laissent dériver, mais ils font aussi des offrandes de fleurs fraîches, de denrées, d’encens, accompagnés de musique et de récitation de mantras.
La Kumbhamelâ, c’est exceptionnel pour la prière, tout le monde va au même endroit et tous les sâdhus, toutes les castes se mélangent, toutes les régions, les gens du Rajasthan, les gens du Pradesh, les gens de Calcutta, toutes les couleurs sont représentées !
C’est un vrai « melting-pot » culturel ?
– Dorothée Nakache : Oui, mais ceux qui ont le plus de succès sont les sâdhus, tout le monde vient les voir pour les toucher, pour recevoir leur « bénédiction », on les considère comme des dieux, on veut toucher leurs pieds, on leur fait quelques offrandes et eux en échange, ils nous touchent au niveau du troisième œil (bindi), sur le front et nous marquent avec les cendres du duni, qui est le feu sacré, symbole de la renaissance.
Et tout le monde le fait ! Par exemple j’ai pris le cliché d’un policier qui s’agenouille et se prosterne devant un sâdhu, c’est incroyable. Bien sûr, il peut y avoir des gens qui ne les supportent pas. Les sâdhus sont de vrais « babas », sans argent, sans possession matérielle. Ils ne portent rien, fument le shilom à longueur de journée…Ils mangent une fois par jour, ils renoncent à leur famille, plus de père, mère, frère, sœur ! Ils renient tout, font leur cinq sadana…
Ils se dévouent à dieu durant un minimum de douze ans. Et à la fin de ces 12 ans, ils ont le droit de se marier une seule fois.
Certains deviennent sâdhus par choix. Souvent cela résulte d’un état de perte des biens matériels, de toutes possessions. Quelques occidentaux le deviennent, même ! Mais ils sont surtout vénérés au nombre d’années de consécration à la spiritualité et la religion. Pour parler des européens, j’ai d’ailleurs vu beaucoup d’italiens parmi les Puri. Les allemands étaient également présents. L’intégration qu’ils connaissent au sein de la tente leur permet souvent de revenir sur la Kumbhamelâ dès qu’elle a lieu. Ils retrouvent ainsi leur guru. Ceux-ci viennent d’ailleurs généralement sur la Kumbhamelâ pour trouver des disciples, c’est-à-dire des chela (femme) ou cheidi (homme), cela leur permet de recevoir de l’argent. Il y a des guru qui en font leur pain quotidien, mais certains sont complètement dévolus à la spiritualité. Il faut savoir faire attention entre ceux qui sont intéressés et ceux qui ne le sont pas, qui délivrent un véritable enseignement.
Tous les pèlerins se comprennent-ils ?
– Dorothée Nakache : Les gens parlent l’hindi pour ce qui est de l’oral, ensuite il y a le sanskrit. Bien qu’il y ait de très nombreux dialectes, à la Kumbhamelâ l’important c’est de se baigner dans le Gange, le silence s’impose naturellement, surtout chez les sâdhus. Les gens font un pèlerinage, ce qui leur importe c’est de faire la prière, comme à Fàtima (Portugal), la Mecque, Jérusalem… Cela peut d’ailleurs être dangereux. En rentrant en France j’ai appris par mon guru qu’il y avait eu 200 morts au dernier bain royal ! Eh oui, en ce moment il fait bien 38°C à Delhi, donc, la chaleur, plus le monde, plus l’excitation générale, etc. Mais cela dépend aussi des périodes…Quand j’y suis allée c’était parfait, il ne faisait pas encore trop chaud.
Durant la Kumbhamelâ, y a t-il une anecdote, un événement passé et insolite que vous aimeriez-nous raconter ?
– Dorothée Nakache : Et bien par exemple il faut savoir que cet événement c’est surtout la présence d’hommes par millions. En tant que femme, d’autant plus occidentale, j’ai donc un point de vue complètement différent des autres. Les hommes m’invitaient à venir dans leur tente, à manger, c’était très ouvert. Mais comme je restais une femme malgré tout, je ne pouvais pas participer à toutes les activités. Et puis il faut se couvrir, j’ai porté le voile pendant trois mois, pour ne pas attirer le regard…mais ca ne marche pas toujours, parce que l’on reste une étrangère, les gens le voient bien. Là-bas il y a vraiment un monde entre hommes et femmes. J’en ai fait les frais durant la Kumbhamelâ ! (rires) Bien sûr c’est une vision formatée mais malheureusement souvent avérée.
Pour l’anecdote, grâce à la carte que mon guru sâdhu m’a faite faire, j’ai pu entrer dans le défilé des hommes, donc, au final j’étais une des seules femmes à accompagner un cortège d’hommes nus ! (rires) Généralement ils marchent pendant plusieurs kilomètres pour atteindre le fleuve et se baigner. C’est un moment incroyable. Très fort en émotion mais très difficile physiquement. Puis, on ne me ménageait pas. Comme j’étais là pour prendre des photos, je me faufilais tant bien que mal, même si parfois j’étais littéralement éjectée hors du cortège (rires). Une expérience que je n’aurais pu vivre sans ma carte de sâdhu. J’ai eu beaucoup de chance.
Et revenir en France ? Quels sentiments cela vous évoque t-il ?
– Dorothée Nakache : En vérité je suis habituée, je voyage depuis mes vingt ans. Mais il est vrai que le plus difficile reste la vision que l’on a de son pays, du monde occidental lorsque l’on rentre…Moins de sourire, la superficialité, le matériel, c’est visible, vraiment. En Inde, le physique, le matériel, c’est bien moindre. On regarde ton âme, on regarde tes yeux. Tu ne penses pas à te scruter dans un miroir parce qu’il y en a peu…Donc, du coup tu t’oublies, tu ne penses qu’à l’essentiel. Revenir en France implique de devoir reprendre ce jeu des apparences, enfin, tu connais l’histoire (rires). Le décalage culturel est tellement fort, je dois me réhabituer à voir les filles en jupes courtes alors qu’en Inde, les femmes portent le Sari, ce tissu si long, puis le voile également. Donc, le regard importe davantage.
Des projets ? Un site internet ? Un prochain voyage en Inde ?
– Dorothée Nakache : Il est en cours de préparation. Le nom du site ? Ce sera « Aux Ponchettes », ça ne fait pas vraiment indien (rires). Je ne savais pas quel nom choisir. J’ai cherché pas mal de temps ; et puis un soir de pleine lune, -c’était une lune rouge, vraiment belle-, je me promenais avec des amis dans le Vieux Nice et je suis tombée sur le nom de la Rue des Ponchettes. Et voilà, ça été la révélation (rires). Je me suis dit « pourquoi pas ». Le site me permettra d’y exposer mes clichés, notamment ceux que j’ai réalisés en Inde.
Je suis également à la recherche de festivals. J’aime vraiment photographier ces événements musicaux parce que c’est là que la couleur, la musique sont les plus vives, les plus enjouées. Cette communion des esprits, cela ressemble un peu à la Kumbhamelâ mais en beaucoup, beaucoup plus petit. Enfin pour l’Inde, le voyage ce sera certainement pour la prochaine manifestation, dans trois ans. Je ne sais pas encore si j’y retournerai avant cela, je ne connais pas mon futur. Mais la Kumbhamelâ, c’est un événement que je ne manquerai pour rien au monde.