Maggy Kaiser, peintre des Espaces
Maggy Kaiser à la Malmaison de Cannes
L’exposition de 1988 à la Malmaison réunit trois abstraits allemands, et la présentation de Frédéric Voilley est très fouillée, il est quasiment un spécialiste de Fritz Levedag et du même coup très pertinent sur l’œuvre de Maggy et sur celle de la sculptrice Jacqueline Driffing, qui doit avoir aujourd’hui quatre-vingt-treize ans, alors que Maggy en a quatre-vingt-onze. Voilà des femmes de grande énergie qui n’ont pas transigé sur le labeur et la réflexion.
Je crois utile de rapporter de larges pans de l’introduction de Frédéric Voilley, laisser Maggy Kaiser au sein de ce trio n’est pas superficiel, car sa naissance à Mulhouse, la proximité de l’Allemagne et du Bauhaus ne peuvent pas, pour moi, ne pas avoir eu un effet sur son rapport à la forme et à la couleur, même si Paris, Picasso, Léger, Vieira da Silva, puis Cézanne et Van Gogh, les Alpilles, et Valbonne, enfin l’Italie et l’Algérie y sont aussi pour quelque chose. Mais elle a tout digéré, dépassé, dans une dialectique permanente, y compris lorsque, dans notre dialogue filmé, vient l’idée qu’elle pourrait retourner à la figuration. Une dialectique entre la nature et la forme épurée est une problématique personnelle, vitale, question de vie ou de mort, je dirais, mais le rapport à l’infini, et même au « céleste » fut une préoccupation, avant elle, des peintres du Bauhaus. Voici donc des extraits de l’introduction de Frédéric Voilley :
Lorsqu’elle surgit à Moscou au début du siècle, l’abstraction n’était pas dirigée contre la figuration en tant que telle, mais avant tout contre l’art de chevalet et les valeurs sociales qu’il incarne. L’emploi des formes géométriques élémentaires devait rendre à l’artiste son actualité et son engagement, et lui permettre ainsi de participer à la mise en place du nouveau monde. Il n’était pas exclu qu’à leur retour, Adam et Eve ne puissent coexister avec la géométrie ; filles de son carré noir, les « paysannes au champ » de Malévitch habitent cet Eden.
Avec Kandinsky, l’utopie perd sa stridence idéologique, s’occidentalise, et c’est à ce moment que la profondeur de la rupture est pleinement perçue, suscitant différentes réactions. S’il déclare que les résonances émotives de la forme matérielle risquent d’altérer la pure sonorité de la forme abstraite, Kandinsky lui même laisse l’arbitrage à la « nécessité intérieure ». Mais les options seront plus tranchées parmi les autres peintres du Bauhaus. Josef Albers voit dans la rigueur de l’angle droit l’expression rationnelle de notre époque, alors, qu’à l’opposé, Oskar Schlemmer est à la recherche d’un « nouvel anthropocentrisme » et privilégie la courbe.
Placé à la convergence de ces forces disparates, Fritz Levedag veut réaliser leur synthèse, non pas par quelque séduisant artifice, mais en surmontant les divergences, en accordant les sonorités, pour refaire l’unité foncière, et sans pour cela recourir à la solution intellectuelle qu’est le cubisme.
A la poursuite du dénominateur commun, il se livre à un large recensement des moyens picturaux de son temps. Parallèlement aux donnes de l’abstraction la typologie des formes fondamentales, les modalités de leur organisation dans le plan pictural il regroupe un certain nombre de thèmes issus du monde visible, avec au premier chef, l’homme, son corps et son visage. Ainsi que le domaine de la forme, son entreprise comprend celui de la couleur, qu’il aborde avec le même souci d’exhaustivité. Sa vie durant, il mène ces trois recherches de front, en un perpétuel et fécond mouvement d’aller et retour entre les pôles.
Ses premières tentatives de géométrisation du visage et du corps humains datent des années vingt, quand l’étudiant aux Beaux-Arts de Düsseldorf découvre avec stupeur le modernisme. Mais c’est à l’issue du Bauhaus, alors qu’il jette les bases de son lexique de l’abstraction, sans cesser de pratiquer le portrait et le nu, que la démarche syncrétiste de Levedag va prendre conscience d’elle même. Volonté qui investit l’œuvre de cette phase ; dans les « Deux têtes » de 1936, la jonction s’opère grâce à l’usage prépondérant du Drehung, signe rotatoire emprunté à son répertoire géométrique, et qui permet en outre d’envisager globalement le plan, en surmontant la dualité du motif et du fond. (…) L’ensemble des niveaux de recherche du peintre connaît en 1949 un premier aboutissement, en une suite de toiles d’une grande amplitude spatiale ; appartient à ce moment l’œuvre « 009 » (p. 24). Le langage géométrique de Levedag ici principalement la courbe, l’arc, le ruban, la flèche s’assouplit pour s’épanouir en un monde d’une lumineuse sérénité, hors des contraintes pondérales et temporelles, et où règne cet équilibre du mouvement et du repos, du physique et du céleste, que Klee nomme « ideelle Statik ». Mais en 1950, avec la technique du « Spannung », Levedag renonce soudainement à l’illusion spatiale en faveur d’une sévère construction de diagonales et de triangles, où la surface picturale recouvre sa matérialité, et le motif et le fond se trouvent à nouveau confondus sur un seul plan - pénultième étape vers l’intégration totale. (…) Lors de sa courte phase finale, Levedag va parvenir à cette réunion des contraires qui était son objectif initial. Sous son abord quelque peu austère, déjà la « Bild 0027 » (p. 19) de 1950 rassemble le géométrique et l’organique, la ligne et le plan (les caractères « Linear » et « Fläckiger » de Klee), la profondeur et la surface (le « räumlich plastiche Spannung » de Klee).
Puis, datant de la dernière année, « Bild 0038 » et « Bild 0039 » (p. 25), par leur inachèvement même, sont le reflet de la nature essentiellement mouvante et protéenne du monde. De la première, où la symétrie d’ensemble et les colo¬ris concourent à une certaine froideur, émane un regard d’une lucidité apollinienne ; facette d’un autoportrait que s’empresse de corriger la seconde, d’où toute droite, toute raideur, toute gravité sont bannies. C’est l’aspect ludique et dionysiaque de la création, second volet d’un testament riche d’espoir, auquel participe une palette déroutante et enjouée. L’enjeu de l’entreprise du théoricien n’était pas une codification positiviste de la réalité, mais un dépassement de la diversité du signe pour atteindre à l’unité sous-jacente.
Maggy Kaiser
Maggy Kaiser poursuit une trajectoire toute différente, se déroulant d’un terme à l’autre par paliers successifs. Le point initial se situe en Alsace, puis en 1947 et 48 dans les ateliers parisiens. L’enseignement déterminant est celui du sculpteur Coutin, qui lui inculque ce qu’elle nomme la Relation : les rapports de volumes entre eux, et leur répartition globale dans le plan. Une première application est tentée en Provence en 1949 ; l’organisation succédant au flou, les collines de Cézanne s’agencent suivant un treillis rigoureuse¬ment ourdi. Les maillons de la même trame sous tendent les natures mortes de 1950 et 51, « Composition pour un triangle » (p. 31) et « Nature morte aux cercles », l’emboîtement géométrique des masses éclipsant le motif au profit de la cohérence du tout.
Totalité qui doit d’abord être découpée, morcelée, avant que d’être reconstruite selon les plans imbriqués de l’ombre et de la lumière, du vide et du plein selon ceux de l’esprit et de la matière. Cette révélation s’opère lors des séjours de l’artiste à Florence, Sienne et Rome, mais aussi parmi les blocs et les amas des carrières de Carrare. Découverte à laquelle ne sont pas étrangers ses voisins de la Villa Seurat, dont Campighi, Magnelli, Prassinos.
Découlant de l’expérience de Carrare, ses dessins et gravures floraux ou « Etudes vers l’intérieur » de 1955 (p. 36) sont de microcosmiques mandalas ouverts au macrocosme ; il s’agit ici de définir les axes essentiels, de s’approcher du noyau, mais sans renoncer à la diversité multiforme et mouvante du présent. Cette collusion de la pierre et de la fleur débouchera sur les panneaux muraux, où s’allient au marbre lui même la mosaïque ou le grès en assemblages souvent circulaires, et qui seront en grande partie réalisés dans le Midi.
La proximité immédiate de la nature à Valbonne lui permet, à partir de 1960, de scruter plus intimement encore le minéral et le végétal ; leur densité cristalline et cellulaire se retrouve dans les dessins de « petits ronds », avec lesquels s’élaborent les surfaces et les agrégats de la décoration murale. Cette patiente maturation va livrer l’affranchissement tant attendu : les premières toiles géométriques voient le jour « Susi » (p. 35). Le peintre trouve sa cadence propre, en un enchaînement sans rupture de phases brèves. L’œuvre des années 1970 est fondée sur l’opposition sans appel du clair et de l’obscur, en un découpage puissant du plan qui est encore celui des masses de Carrare (« Le grand cobalt », p.39). Puis ces blocs sont progressivement fragmentés, ciselés, pour devenir la peinture à facettes de 1981 (« Dispersion »), sur la surface angulaire et tranchante, plane une transparence, une légèreté, peut-être l’écho lointain de Vieira da Silva, premier sujet d’admiration du jeune peintre monté à Paris.
Les éclats sont ensuite ressoudés et ré-assemblés en de nouveaux amalgames ; la forme enfin éclot, et se fixe en unités compactes, aux imbrications symétriques (« Rythme diagonal » p. 40). C’est la naissance d’un répertoire de signes géométriques, aux contours vifs, aux couleurs contrastées ; pour la première fois, le treillis intégral fait place à une disposition flottante, qu’accentue le positionnement oblique des éléments.
A leur tour, cette phase de définition et d’affirmation, cette fructification triomphale, cèdent actuellement à un nouvel équilibre, à un retour vers la Relation (à vrai dire jamais délaissée) et à la trame totale ; retour apaisé, où la cohérence se passe de sévérité et la claire luminosité, de véhémence (« La grande blanche », p. 41). Maggy Kaiser, qui a appris au cœur de la matière même les schémas profonds du réel, poursuit leur conceptualisation et leur formulation irréductible en un mot, leur abstraction.
(A suivre)