Michel Gaudet « Art for the world »
A la recherche du temps perdu
Quand je me suis réinstallé à Cagnes en 1948, ayant choisi le soleil et la stabilité financière pour m’adonner à la Peinture, je me condamnai à l’obscurité. Si j’ai quelque petite réputation, elle n’est qu’absolument locale et surtout fondée sur mes activités de critique d’art et d’organisateur d’expositions. Ma peinture est peu à peu remarquée par des amateurs de la Côte et par quelques artistes grâce à mes expositions de Saint-Paul, Vence, Nice et surtout Carros, mais aucune cote ne vient troubler nos déclarations fiscales et cela n’a aucune importance. Si à Nice on a rêvé de réputation et si le milieu artistique n’a pas cessé de se déchirer, Cagnes fut la patrie de la bohème et de l’art de peindre, pour le seul plaisir. J’ai connu de bons artistes qui ne se jalousaient pas, étaient solidaires et formaient une communauté exceptionnelle.
Outre ceux précités, des peintres et sculpteurs comme Noël, Verner, Serge de Turville, Max Wimer, Richard, Masui, les céramistes Chassin, Hans Hedberg, Barnoin, le primitif Ange Boaretto, Renée Voss, Ray, Obry, Andrée Ruy, Eliane Guillaume et autres artistes créaient une ambiance particulièrement chaleureuse dans un village, composé sur le plan de son architecture comme une académie du paysage, et qui semblait prédestiné. Ses habitants savaient s’y amuser et les kermesses héroïques et médiévales que nous organisâmes pour les vieux artistes de Nogent bénéficièrent d’une osmose enthousiaste entre peintres et habitants du Vieux Bourg sous le bienveillant patronage du Maire, Pierre Sauvaigo, et de son adjoint, notre ami, André Froumessol. Mon souvenir évoque une vie de village qui n’a plus cours. Des Bottles-Parties réunissaient régulièrement les nombreux artistes sédentaires ou de passage. Les débuts de soirée, quand l’été arrivait, rassemblaient sur la place des boulistes jouant à même le sol et des peintres. Le vin rosé n’était pas cher et coulait facilement. Je revois Yves Klein organisant des courses de cafards, René Legrand ou Tony Andal apostrophant les gens… Serge Mathurin, ex-danseur et propriétaire du Club, proposa un jour « L’exposition des décontractés », réservée aux non-peintres du vieux Bourg. Alors se déchaînèrent en trouvailles naïves, épiciers, livreurs, restaurateurs, paysans dont les œuvres intéressèrent même le « Canard enchaîné ». Un loustic y glissa un petit Bonnard dont personne ne remarqua la présence. Cependant, l’efficacité artistique n’était pas illusoire. L’exemple de la Maison des Artistes le confirme. Nous exposions régulièrement au Château pendant l’été mais cette tradition fut rompue brutalement par la transformation de l’édifice en musée. Les statuts ne permettaient plus, paraît-il, son utilisation par n’importe quel groupe. Nous fîmes alors la campagne électorale des municipales, qu’un hasard providentiel mettait sur notre route, pour obtenir de l’enthousiasme des candidats des promesses spectaculaires.
A l’issue du scrutin, nous obtînmes de la Municipalité Vial la vieille Maison Maurel, en ruines, que, devenus maçons, électriciens ou simples manœuvres, les artistes de Cagnes aménagèrent. Depuis cinquante ans cette demeure accueille des expositions devenues officielles en raison de leur constance, fait unique dans l’histoire de la peinture dont le milieu se prête peu à une régularité administrative de longue durée. Appelé à l’âge de trente ans à la fonction de secrétaire de l’Association et devenu Président par la suite, je dois à la présence de cette Maison des Artistes, dont je m’occupe toujours, la réalité d’une occupation permanente qui compta et compte toujours dans ma vie de peintre et de critique. A cette implication dans la mouvance artistique cagnoise, une décision de la municipalité Pierre Sauvaigo devait ajouter un second fleuron, en instituant en 1969 le Festival International de la Peinture. Un journaliste retraité, Pierre Apestéguy, proposa au Maire la création au Château de Cagnes de ce Festival. Toutes les nations du monde furent invitées à présenter chaque année cinq artistes, connus ou non, pour concourir à un grand prix. Chargé de rédiger le règlement de cette rencontre et devant présider le jury, je fus ainsi présenté à de très nombreux peintres et à des critiques d’art et des conservateurs de haut niveau. Le règlement rendait impossible toute combinaison de favoritisme et beaucoup de jeunes artistes purent ainsi mettre le pied à l’étrier et s’élancer vers de brillantes carrières. Notamment dans les pays de l’Est ou d’Amérique latine qu’une consécration « extra parisienne », possédant l’aura d’une sincérité non contestable, rendait respectueux des lauréats. Dans cet enchaînement de faits que le hasard ponctua de quelques points décisifs, j’eus la chance de profiter de possibilités offertes, et complétai la donne en devenant journaliste et critique d’art.
Le Patriote
Paul Benati dirigeait l’agence du Journal le Patriote, quotidien communiste des Alpes-Maritimes. Il me proposa au mois de juillet 1962 de le remplacer pendant le mois d’août. J’avais fait un peu de journalisme en Dauphiné, grâce à la Résistance et, sans être déjà inscrit au parti communiste, j’appartenais à une catégorie de lecteurs du journal qu’on nommait les « sympathisants ». En fait, ayant été F.T.P. (Franc-Tireur-Partisan) dans le Tarn et Garonne et convaincu philosophiquement de la théorie marxiste de l’exploitation de l’homme par l’homme, je fus favorable à l’idée de cette occupation estivale. J’acceptai donc et me mis au travail. J’avais une secrétaire pour les tâches administratives : communiqués, état-civil, petites annonces, mais je devais fournir environ quarante-cinq lignes de rédaction par jour, en dehors des mondanités et faits divers. La tâche était rude et prenante. Heureusement, habitant Cagnes où se tournaient des films, avaient lieu des expositions et où l’été était fertile en activités artistiques de toutes espèces, je ne manquais point de sujets. J’écrivis donc et soutins l’engagement en insistant bien évidemment sur la peinture ou la sculpture.
A la fin du contrat, Georges Tabaraud, directeur du journal, amateur d’art et ami de Picasso, remarqua mes articles et me proposa de continuer ma collaboration dans la page culturelle hebdomadaire du Patriote. J’acceptai naturellement, continuant par ailleurs à exercer les remplacements à Cagnes jusqu’en 1967, année de clôture définitive du quotidien. Au mois d’octobre de cette même année fut créé un hebdomadaire, le « Patriote Côte d’Azur » et l’on me proposa immédiatement la place de critique d’art, fonction que j’assume toujours au P.C.A. Hebdo, successeur du premier journal. En 1965, n’ayant plus de correspondant sur la Côte, le journal d’Aragon : les « Lettres Françaises » m’engagea sur le conseil de mon ami André Verdet. Georges Boudaille, rédacteur en chef des rubriques artistiques, me convoqua, après s’être abonné trois mois au Patriote afin de me jauger. J’écrivis dans ce magnifique hebdomadaire jusqu’à sa disparition à la fin de l’année 72. Je présentai ma candidature à l’A.I.C.A. (Association Internationale des Critiques d’Art) et n’eus aucune difficulté à bénéficier d’un accueil positif. J’intégrai également 89.1, la Radio de Cagnes-sur-Mer. Après cette énumération historique quelque peu lassante, il convient que j’éclaire mon lecteur sur des interrogations possibles. Qu’en est-il de mon engagement politique ? Comment n’ai-je pas quitté le Parti Communiste lors de la divulgation des horreurs staliniennes et des crimes commis ? J’ai toujours pensé que la seule force de gauche pouvant avoir une certaine efficacité devait naître du parti communiste français, même si Marchais se ralliait à une stupide affinité soviétique plutôt que de concevoir avec Berlinguer un eurocommunisme à l’italienne. De toute manière ce n’est pas en abandonnant un bateau qui coule qu’on le sauve…
Peinture et Critique d’art sont-elles compatibles ?
Comment pouvais-je être critique d’art objectif en étant peintre moi-même ?
Le fait d’être peintre et de connaître le métier est un atout majeur pour la compréhension de l’œuvre d’autrui. Les critiques d’Art, rarement interpellés pour un jugement impliquant louange ou condamnation, comme dans le cinéma, le théâtre ou la littérature, sont surtout sollicités pour l’explication d’un processus plastique. Il est nécessaire de s’abstraire totalement de ses propres tendances et surtout d’essayer de comprendre. J’avoue que si je n’ai pas eu de mal à respecter cette discipline, acquérir un style littéraire en demeurant compréhensible et obtenir la rapidité conceptuelle indispensable à l’écriture, m’astreignit à beaucoup de travail. Mon expérience, enrichie par ce que je découvrais me confirma dans ma dualité professionnelle de peintre et de critique. En revanche, ma réputation de communiste fut un handicap que je ne regrette point mais qui dura longtemps et persiste même actuellement. Pierre Sauvaigo, maire gaulliste, mais objectif, réclama pour moi la médaille des Arts et Lettres. Je fus des années mis « au placard » et il fallut l’arrivée du pouvoir de gauche pour que Jack Lang revît les dossiers et m’accordât cette décoration. Cette orientation qui fut et demeure la mienne dans le cadre de la pensée communiste, n’a jamais entraîné pour moi des impératifs de militantisme.
Si j’ai engagé ma signature en de nombreuses protestations ou démonstrations publiques et prises de positions concernant des actions locales, nationales ou internationales, je n’ai ni collé des affiches, ni distribué des journaux ou des tracts. Mon intervention fut régulière mais journalistique. Je n’ai que très peu fréquenté les cellules ou les assemblées. En revanche, suivant en cela Georges Tabaraud au Patriote ou Pierre Daix aux Lettres Françaises, je me suis efforcé de donner dans nos journaux l’image d’une observation non contingente des prestations artistiques. Il convient, selon moi, et c’est là mon rôle, qu’une relation systématique soit assurée dans notre presse. Tous les événements culturels doivent à priori intéresser le lecteur. Un hebdomadaire communiste doit rendre compte de la peinture, de la sculpture, de la danse, des lettres ou du cinéma… Ceci en toute objectivité. Même si l’opinion politique de l’artiste étudié est diamétralement opposée à la nôtre. Nous n’avons d’ailleurs jamais supporté la moindre contestation à ce sujet. A l’heure où j’écris ces lignes, je viens de réaliser, sur ma proposition, un numéro spécial du P.C.A. Hebdo : « Nice et ses avant-gardes » et nous avons reçu les félicitations de l’adjoint culturel de la Mairie de Nice dont l’orientation est fondamentalement éloignée de la nôtre. Pour la petite histoire, au temps où la droite ne pouvait imaginer une alternance possible de la gauche, il me souvient que dans des repas officiels, les propos devenant politiques, je m’abstenais de prendre part aux débats. Quand on s’apercevait de ma présence… sommé de m’exprimer je déclarais : « Moi, je suis communiste ! »… Il y avait d’abord un silence stupéfait et gêné, puis chacun reprenait son discours, dans une version nettement plus à gauche ! Étais-je l’œil de Moscou ou craignait-on des avenirs vengeurs ? Je dois dire pour clore ce chapitre que ma vision politique et mon adhésion m’ont permis de rencontrer et d’apprécier des amis très remarquables. Contestataire par rapport à la politique de Marchais et ne craignant pas de le dire, je ne subis aucune contrainte et me suis toujours senti respecté. Ma tâche consistait et consiste à assumer une réalité culturelle au sein du Parti, je l’assume toujours.