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Michel Gaudet « Art for the world »

Suite de l’autobiographie inédite de Michel Gaudet : Haut-de-Cagnes

Cette décision de devenir peintre, en bénéficiant des circonstances favorables de l’enseignement, eut pour première conséquence mon retour à Cagnes. Je fus nommé à Menton où j’enseignai un an puis à Nice, où je devais être en poste jusqu’à ma retraite. Mes parents avaient retrouvé leur grande maison du Haut-de-Cagnes pillée pendant la guerre mais réaménagée. La partie basse m’en fut dévolue, d’abord en appartement, puis en atelier, quand je connus Mony, ma première épouse et que nous habitâmes les Caucours, une colline contiguë. Il convient ici que j’évoque ma vie sentimentale puisque ces souvenirs ne sont pas systématiques et qu’y sont mêlés les péripéties historiques et l’engagement culturel. Mon existence de célibataire dura quelques années. Avant ma première vie de couple, puis après le décès de ma première femme et l’échec d’un second mariage trop hâtif. Neuf amies m’accordèrent leurs grâces. Toutes étaient libres et nous nous sommes unis dans une amitié amoureuse, avec pour moi l’observation de deux principes : ne jamais tromper un ami, et toujours posséder un minimum de sentiment. Ainsi n’ai-je jamais été un coureur au sens ordinaire du terme et toute rencontre s’accompagna d’un brin de cour de part et d’autre. En revanche, à l’exception de mon second mariage que je dus rompre par un divorce, je crois que l’amour fut aux rendez-vous avec mes deux épouses à qui j’ai infligé la difficulté de vivre avec un artiste. Épreuve s’il en est une, car comme disait mon ami le peintre Cottavoz, la femme d’un artiste vit avec son mari et… une maîtresse incontournable : la Peinture…

Michel Gaudet devant la Vénus de Renoir aux Collettes (1997)

Une maîtresse : la Peinture

Eh bien ! Cette maîtresse que j’ai vraiment choisie, je l’ai saisie à bras le corps. Mon père, peintre post-impressionniste classique, m’apprit le beau métier, je parle de l’exécution technique. Grâce à lui mes couleurs ont tenu. A ma rétrospective de Carros, des toiles ou panneaux peints depuis cinquante et même soixante ans n’ont subi aucune craquelure et me semblent toujours frais. Profitant de relations, j’ai obtenu d’Edouard Fer et d’Emma Ségur Dalloni, directeurs de l’École de dessin de Nice, la villa Thiole, le droit de profiter des modèles matinaux. Je travaillais librement, sans m’occuper des jeunes élèves, soumis à l’enseignement académique. L’engagement dans un art conçu à part entière et non comme un passe-temps, suppose une organisation de l’existence. Très rapidement après mon retour, je dus répondre à trois priorités : une vie de famille non négligeable, ma fonction de professeur et mon métier de peintre. Mon épouse Mony venait de Bruxelles où elle fut élevée, quoique française d’origine. Mes parents habitaient le village de Cagnes ainsi que ma tante Claire Maillot et son compagnon Jupp Winter, évadé avant la guerre de l’Allemagne nazie. Ma grand-mère qui devait vivre jusqu’à quatre-vingt-quinze ans (en 1964) était installée chez ma tante Henriette à Saint-Laurent-du-Var, dans une jolie villa au très grand jardin. Sa fille, ma cousine Iris, de quinze ans ma cadette, allait au Lycée de Nice. Cette famille, agrémentée de quelques chiens et chats, était, on le voit, importante numériquement. Qualitativement aussi, car elle ne connut jamais de réels problèmes internes et les jalousies lui étaient étrangères.

Dessin de Michel Gaudet (Catalogue de l’exposition « Vissi d’Arte »)

Deux fois par semaine, en revenant du lycée, je m’arrêtais à Saint-Laurent pour embrasser ma grand-mère et ramener à Cagnes Claire ou ma mère. Quand le trajet avait lieu à moto, on m’obligeait à suivre des itinéraires de campagne, non pour la beauté du paysage, mais parce que les petites routes réduisaient la vitesse. Vivant au quartier des Caucours puis dans la rue Sous Barri, mon épouse et moi étions très souvent chez Claire ou chez mes parents, d’autant plus que mon atelier occupait et occupe toujours le bas de la maison, et que je voyais mon père et ma mère tous les jours. Cette conception affective n’était pas l’apanage d’une famille. La vie dans le vieux bourg comportait l’exemplarité d’une osmose amicale, bien au-delà de la norme, entre population autochtone et artistes ou artisans résidentiels. Des célébrités comme Jean Renoir, Simenon, Mouloudji, Roger Lucchesi et bien sûr Suzy Solidor jouaient aux boules s’il le fallait, et donnaient leur obole en cas d’entraide. Il en fut de même à Saint-Paul, Vence, Saint-Jeannet, Tourrettes, Biot ou Mougins. Connaître Montand et Signoret ne correspondait pas à un exploit… En outre, si l’on analyse l’état d’esprit des Hauts-de-Cagnes, on n’y découvrait point les rivalités mercantiles des boutiquiers de Saint-Paul ou des céramistes ou potiers de Vallauris. Il faut, pour comprendre cet état d’esprit, savoir que de 1920 à 1975, une cinquantaine d’artistes de tous genres et de toutes nationalités habita le site. Le vieux bourg possédait une boucherie, une ou deux boulangeries, quatre ou cinq épiceries, une droguerie et une dizaine de restaurants, une autarcie autorisant la vie simple ou studieuse selon le désir de l’un ou l’autre…
La liberté des mœurs qui à l’époque n’était admise qu’en de tels endroits, des excès aussi car si la drogue épargna le village, combien de buveurs invétérés y découvrirent le charme des soirées homériques et l’âcreté des réveils lugubres.

Dessin de Michel Gaudet (Catalogue de l’exposition « Vissi d’Arte »)

La Bohème

Pour le jeune peintre que j’étais, cette vie de bohème n’était pas déplaisante, dans la mesure où je savais en éviter les effets pernicieux. Nous nous sommes énormément divertis dans le Vieux-Cagnes, mais je devais assumer mes cours et souvent me lever tôt et, surtout, penser à la peinture et plus tard à la Critique d’Art. Être peintre signifie la présence constante dans l’atelier d’une toile ou de plusieurs tableaux à travailler. L’un étant terminé on en conçoit un autre, c’est une continuité. Elle peut être variée, comprendre des séries d’œuvres sur papier, de gravures, de dessins, de collages… L’artiste conceptuel fera de même en une recherche tout aussi intense, Duchamp inondait de réflexions des calepins de progression… Être peintre consiste également à ouvrir le champ des expositions, des concours. J’eus la chance de bénéficier d’un second prix pour un « Violon ». Il fut exposé à la Galerie « Art Vivant » à Paris.

Peinture de Michel Gaudet (Catalogue du CIAC)

Dans le même temps j’obtins une sélection du « Prix Fénéon » puis un prix du « Rotary Club » de la Côte, j’en fus d’autant plus heureux que l’œuvre ne devait pas être signée pour sa présentation devant le Jury. Ces prix firent d’ailleurs l’objet d’une polémique à la Galerie Muratore en 1955. Ayant voulu défendre d’autres jeunes artistes candidats à la Biennale de Menton, je fus interdit de concours. J’exposai alors chez Muratore les trois prix précités ainsi que la pièce refusée, ce qui fit scandale. Mieux ! Un américain m’acheta sans hésiter cette toile. Ainsi va la vie d’un peintre, qui de surcroît peut se compliquer de la recherche de galeries, de commanditaires et, pour employer un terme à la mode, de collectionneurs. La décennie 45-55 connut d’âpres querelles picturales. Importée de l’étranger, l’abstraction avait fait son apparition avant la guerre. Kandinsky, Mondrian, Magnelli, Arp, Leppien en étaient des défenseurs sans reproches. Cagnes connaissait Geer Van Velde promu par Maeght et à demeure Davring (Dawringhausen), Villeri, Varga et Sanders à qui se joignait Breyer, peintre belge en exil… Influencé par Vlaminck et par Braque, le premier pour sa fougue, le second pour son équilibre, je ne tardai pas à atteindre la non-figuration et eus l’honneur d’un bel article du grand amateur d’art et collectionneur de haut niveau, René Gaffé. Je fus un des rares jeunes peintres admis à visiter sa collection exceptionnelle. Il me présenta d’ailleurs à Marc Chagall. Je reconnais avoir été gâté, dans mes relations avec des gens célèbres. J’ai déjà dit que je connus Matisse, ami de mes parents, Pierre, Jean, Claude Renoir et leurs enfants, puis André Verdet qui venait de Büchenwald, poète et peintre. Suzy Solidor naturellement. John Lewis. Ulmer, Mouloudji, Yves Klein, mon ami d’enfance et de l’âge adulte et, lors du Festival International de la Peinture, quantité de peintres, de conservateurs et de critiques. Je pourrais dans ces souvenirs évoquer des amis très chers : Franta, Eppelé, Vernassa, Dequel, Dulcère, Dauphin, Baviera, Jani et Felipe Gayo. Cette vie fut passionnante, elle le demeure à l’heure où j’écris ces lignes.

Peinture de Michel Gaudet (Catalogue du CIAC)

Parce que créer, au théâtre, en littérature, en danse, musique ou peinture, engendre un monde particulier. Ne l’intéressent en général ni les conventions morales relatives à l’union libre ou à l’homosexualité, ni les différences religieuses ou politiques à l’échelon primaire. L’esprit en général est large. En revanche, les comportements sont divers, selon les ouvertures et les buts. Certains hantent les ministères et les pouvoirs politiques ou publics en quête de succès officiels. En peinture un snobisme est de règle : l’Avant-garde et l’Art dit contemporain, régentés par l’administration : Villa Arson à Nice et D.R.A.C. (Direction Régionale des Affaires Culturelles) à Aix-en-Provence, et certains musées d’état ou de ville. Beaucoup s’y laissent prendre. Dans ma vie de peintre, et surtout de critique, j’ai eu des rapports avec les uns ou les autres mais j’ai constaté que les plus grands étaient les plus simples. J’ai reçu des toiles ou des remerciements pour des articles, de Clavé, Coignard, Hartung, Kijno, Zao Wou Ki, Tobiasse, Mathieu…L’attitude des peintres ou sculpteurs est immédiatement analysable quand, dans mon atelier, a lieu un premier contact. Mes murs sont garnis d’œuvres d’amis de toutes origines, qualitatives selon mon goût, ainsi que de pièces personnelles que j’ai réalisées récemment. Certains artistes qui présentent leurs œuvres pour avoir un avis n’y jettent aucun regard, préoccupés par leur seul travail. D’autres ne sont sensibles qu’aux dessins ou toiles dont la conception se rapproche de la leur. Et malheureusement seule une très petite fraction est susceptible de contempler l’art varié que la collection comporte.
Il est évident que le monde de l’art échappe à tout système conventionnel motivant un jugement. Des artistes comme César ou Opalka ont la vedette grâce à une médiatisation. De masse pour le premier, d’intelligentsia pour le second. Les « voitures compressées » et les « pouces » minuscules ou gigantesques, frappent le grand public. Les nombres blanchissants, successifs et manuscrits d’Opalka ne sont accessibles qu’à des intellectuels. Le snobisme joue pleinement son rôle, comme pour le film, la danse ou l’ouvrage à lire, et, dans ce cas, les deux artistes se rejoignent en une notoriété indéniable, peu favorable à l’exploration de leurs qualités réelles…

Peinture de Michel Gaudet (Catalogue du CIAC)

(A suivre)

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