| Retour

Michel Gaudet « Art for the world »

Suite de l’autobiographie inédite de Michel Gaudet : le Théâtre

La libération, puis la victoire, créèrent un esprit nouveau. Beaucoup de résistants, sous couvert de leur lancée patriotique, s’engagèrent dans la politique et firent carrière. Je fus souvent sollicité, mais, ayant étudié la doctrine marxiste de l’exploitation de l’homme par l’homme, je sentais le soufre (et le sentis toute ma vie), au grand dam de ma mère qui, jusqu’à sa mort, fut une ardente gaulliste. De plus, rapidement écœuré par les intrigues, devenues dominantes dans les milieux de résistance, je me contentai de soutenir, grâce à mes possibilités littéraires ou artistiques, les partis de gauche, notamment le communisme auquel j’adhérai vers 1976. En somme j’ai toujours été fidèle au marxisme, mais n’ai jamais pratiquement milité. Le théâtre fut une de mes passions. Nous avions au collège, en première, joué Le Malade Imaginaire. Je tins le rôle d’Argan et en fus transporté, au point que je fis alors un apprentissage théâtral, à Saint-Marcellin même, avec Louis Marion et plus tard à Lyon avec Yves Robert. Louise Marion était sociétaire de l’Odéon. Elle avait épousé le musicien, pianiste compositeur, Michel Maurice Levy, frère de l’écrivain déporté Harniveld, et par ailleurs clown musical sous le pseudonyme de Bétove. Le couple était très sympathique. Dans l’obligation d’une retraite provisoire pour cause de judéité, il possédait une dignité incomparable, et s’intégrait à la vie de la bourgade comme s’il était en vacances. Louise Marion me donna de vrais cours de théâtre, me façonna comme si j’avais été au Conservatoire. J’appris des classiques, découvris la respiration, posai ma voix, me formai enfin comme si je préparais un concours. Les deux années qui précédèrent la libération furent emplies de cette perspective. Quand, à « Travail et Culture », je fus présenté à Yves Robert, il m’enseigna l’art du mime et un comportement scénique dont le fondement était déjà aussi ancré en moi que la grammaire dans la conquête de l’écriture… Cet apprentissage, classique en somme, me permit pendant un temps d’être acteur. Nous interprétâmes Molière, Claude André Puget dans « Les jours heureux », Rosemonde Gérard dans « Les papillotes »… Peu importe si ces pièces font maintenant sourire. Elles me permirent d’approfondir la pratique d’un métier qui eût pu être le mien si les circonstances l’avaient voulu, mais qui m’aida énormément dans la vie de tous les jours, comme la sportivité du scoutisme dans mon évasion de convoi.

Michel Gaudet avec Marc Chagall (Photo Colin, Vence, Catalogue du CIAC)

Jean Dasté avait monté les « Comédiens de Grenoble » et finalement transférait sa troupe à Saint Etienne. Yves Robert me conseilla de le rencontrer parce qu’il cherchait de jeunes comédiens. Malheureusement ma grand-mère Gaudet était à Beaulieu et se mourait d’un cancer. Je dus m’absenter et quand enfin je rencontrai Dasté, il était trop tard. Il me promit de m’appeler l’année suivante à Saint-Etienne pour une audition.
Chercher une situation, dans l’immédiat après-guerre, si l’on ne craignait pas le travail, était à portée de l’aventure. Je découvris dans les journaux que l’on recrutait des professeurs pour l’enseignement technique, nouvellement créé. Je me proposai, nanti de deux malheureux certificats de licence d’italien. On m’accepta et, après deux mois de stage de pédagogie active au Château de Crépieu-la-Pape près de Lyon, je fus nommé au Centre d’apprentissage de l’Ecole Professionnelle de Voiron. Cet intermède théâtral de quelques années fait partie de mes bons souvenirs. L’esprit de la troupe, composée de jeunes avec ses flirts, ses énigmes… Mon ami Patel et moi partagions une chambre lors de l’itinéraire des représentations. Chaque matin nous donnions des nouvelles de la poule qui dormait avec nous. Certaines nuits elle était prolifique, d’autres au contraire elle arborait une face de carême. Nos camarades flairaient la supercherie mais cherchaient quand même cette poule. Elle existait vraiment. Tirelire en biscuit, barbotée dans un vieil hôtel, elle recueillait notre argent de poche le soir, d’où sa fécondité ou ses carences, mais elle fut toujours présente à la tête de notre lit. Un soir nous jouions à Tullins, près de Grenoble. Tenant le rôle d’Olivier dans « Les jours heureux », j’étais près du public, à l’extrémité de la scène.

Affiche pour l’Exposition Internationale de la Fleur », par Michel Gaudet (Catalogue du CIAC)

Magie des planches

Brusquement un coup de tonnerre, un énorme nuage de poussière et le rideau qui tombe mollement entre mes camarades et moi, m’isolant dans un rire général… J’entends la voix rustique et tonitruante d’un vieux paysan : « C’est le poids ! Il tombe à chaque coup ! » Et le trou du souffleur du théâtre de Vienne ! Les acteurs professionnels jouent sans souffleur et nous étions gênés par cette hotte monumentale. Nous la supprimâmes, collâmes sur l’orifice un papier kraft de la couleur du sol et jouâmes en conséquence. Mais la pièce « Le Malade Imaginaire » comportait une figuration nombreuse pour le ballet final et nous avions recruté médecins et apothicaires parmi des lycéens du lieu. Et voici que subitement, à la suite de notre imprévoyance, nous vîmes se volatiliser un grand diable de près de deux mètres… « Bene respondere » chantait-il. Il s’effondra brusquement, happé par le trou, nous nous précipitâmes avec une folle angoisse. Il émergea avec un sourire « dignus est entrare in nostro docto corpore », déclara-t-il avec emphase… La pièce continua sous les applaudissements, on l’imagine. Mais le théâtre c’est aussi la répétition, la diction, la recherche du point acoustique, la pose du registre, le plaisir du maquillage, du costume, le trac à chaque entrée en scène, la défaillance possible et l’aide du camarade… Tout un monde. Je commençai une autre vie puisque désormais l’enseignement, que je ne devais plus quitter, me demandait plusieurs heures de présence, de préparation et de correction. La pédagogie active où je fus formé sur le tas, à Crépieu-la-Pape, fut un bon départ, mais se présenter à des adolescents, à peine plus jeunes que vous, n’est pas évident. Il faut assumer son autorité par l’exemple et la discipline, susciter l’intérêt de la classe et, sans être familier, faire corps avec les élèves. Le théâtre allait me servir considérablement parce qu’il m’avait habitué à un public, à une présentation et à des lectures expressives. Pendant toute ma vie de professeur, j’entrais le premier dans la classe, attendais debout les élèves et quand, ayant choisi leurs places, ils comprenaient qu’ils ne devaient pas s’asseoir, alors, alors seulement, je prononçais le fatidique : « Asseyez-vous Messieurs » et, à mon tour, prenais place. Puis j’abordais immédiatement le cours. Les indications sur la matérialité, tenue de cahiers, remise d’exercices, cahiers de textes venaient ensuite et s’intégraient à l’ensemble. Je n’eus jamais un chahut. Mon engagement ne me semblait que provisoire, je pensais retourner au théâtre mais la peinture fit son apparition.

« Oliviers chez Renoir » par Michel Gaudet (1949), en 1950 Galerie Martin Gruson, Prix Déaris (Archives MG)

La peinture

Car, je l’ai dit, mon père était peintre et bon peintre. Ma tante Claire, comme son ami Jupp Winter, l’était également. A Annecy, ma tante Marie Gayon exposait,
l’oncle Joseph à Menton, mon cousin Ruby était connu à Grenoble… De cette famille d’artistes je retenais bien naturellement l’habitude des tableaux aux murs et des mobiliers originaux. J’avais également, dès l’enfance, dessiné et peint autrement que mes petits camarades. Je savais faire des aquarelles et, dans ma scolarité, on faisait appel à moi pour des affiches, des invitations, des cartes postales pour la Croix Rouge. Naturellement à Voiron j’eus le temps de peindre. Mais un jour, retourné à Cagnes où mes parents vivaient de nouveau, je profitai de ces vacances pour visiter à Nice le Palais de la Méditerranée. Brusquement je découvris l’art contemporain du vingtième siècle : Picasso, Dufy, Braque, Van Dongen, Dunoyer de Segonzac, Matisse… étaient présents dans une des premières grandes manifestations de l’U.M.A.M. (Union Méditerranéenne pour l’Art Moderne). Ce fut une révélation. Ce jour-là je compris que ma peinture n’était qu’amateurisme et qu’il convenait de tout reprendre. Quand Dasté eut la gentillesse de me convoquer, je le remerciai, mais déclarai que j’avais choisi la peinture. Et l’enseignement direz-vous, que devient-il ? J’ai enseigné jusqu’à l’âge de soixante ans. J’ai exercé ce métier pour vivre, sans aucune vocation. J’avais trop vu les peintres de ma jeunesse, et mon père notamment, tirer le diable par la queue et encourir l’incertitude (mes parents n’eurent jamais de Sécurité Sociale). Il m’apparaissait que, pour peindre librement, un minimum financier devait épargner à l’artiste les affres des fins de mois ou même du quotidien.

Nuit de la Préhistoire au Jimmys’s Bar (La Bohème ensoleillée, Ed. Demaistre)

Dans cette seconde moitié du siècle c’était indispensable. Mais j’aurais pu être derrière un guichet, dans un bureau d’études, dans une entreprise, travaillant de 8 à 12 et de 14 à 18 heures avec un mois de vacances par an… L’enseignement convenait à ma philosophie. Nous avions une vingtaine d’heures à assumer, dix jours de vacances à Noël, quinze jours à Pâques et huit jours mobiles entre la Toussaint et Pentecôte, pour déboucher sur l’énorme perspective de l’été, du 13 juillet au 1er octobre. C’était merveilleux. En outre, dans le technique, en raison sans doute de mon autorité, on me confia toujours des classes d’examen, dont les élèves partaient en stages ou subissaient des épreuves, dès le 15 mai… Quelle aubaine ! Je dois ajouter que le système de rémunération me plaisait. Il s’améliorait tous les trois ans pour les plus aptes, quatre ans pour les moyens et cinq ans seulement pour les peu doués ou peu travailleurs. De plus, un professeur n’exploite personne, il ne gagne pas sa vie au détriment d’autrui et il fait œuvre éducative pour la communauté. N’ayant donc aucune vocation mais soucieux d’accomplir correctement ce pour quoi j’étais rémunéré, je mis au point ma méthode de travail. Proposant chaque année aux générations successives des programmes identiques, les mêmes lectures ou les mêmes pièces de théâtre, je terminais Ruy Blas le 15 janvier. Nous commencions Proust ou Zola le 10 avril, pour frayer avec Perdican et Camille en mai ou juin, quand j’avais des secondes. Ceci ne m’interdisait pas de participer à la vie des établissements qui m’employaient car je fus toujours syndicaliste local et délégué du personnel. On faillit même m’accorder les Palmes académiques proposées par le Proviseur du Lycée des Eucalyptus, mais… non ! J’étais quand même trop sulfureux ! Jacques Lang m’avait sorti du placard pour les Arts et Lettres, l’Éducation Nationale me jugea sans doute trop subversif.

Œuvre de jeunesse (Catalogue de l’exposition « Vissi d’Arte » au Château-musée Grimaldi, 2009)
Nu de Mony (1955, Catalogue du CIAC)

(A suivre)

pub