Michel Gaudet « Art for the world »
Suite de l’autobiographie inédite de Michel Gaudet
Je suis né le 22 décembre 1924, à Nice pour l’accouchement. Nous habitions le vieux Cagnes où l’on m’installa à 17 jours. Je n’ai évidemment point de souvenirs de cette époque et mes premières impressions mémorisées remontent à l’âge de trois ans, je pense… Nous étions à La Seyne, près de Toulon. Je revois vaguement ma mère nue, se lavant dans un tub. En toute innocence je fus frappé par l’intensité noire de sa toison et surtout par ses cheveux magnifiques, de la même teinte, qui descendaient jusqu’à sa taille. Avais-je déjà en moi une vocation de peintre ? Je me souviens encore d’un martinet, ou d’une hirondelle tombée sur la terrasse que l’on aida à reprendre son vol, et à nouveau le noir intervient dans ma mémoire.
Si les vacances nous rassemblaient en Dauphiné, nous habitâmes différents lieux pour répondre aux nécessités picturales de mon père paysagiste. Après Cagnes et La Seyne, nous séjournâmes à Dieppe et à Paris, mais en 1930 nous étions définitivement à Cagnes, car je revois mon père arrachant la dernière feuille décennale du calendrier 1929 pour installer le nouveau 1930.
J’avais donc six ans et dans le vieux village, seule agglomération véritable de ce temps, mon image était un peu particulière. Mes parents appartenaient au milieu artistique qui, bien sûr, comportait sa part de sérieux et son inévitable bohème. C’était un milieu cultivé, souvent polyglotte. Il n’excluait pas chez certains des traditions bourgeoises, voire d’éducation.
Haut-de-Cagnes
Les maisons étaient proches de la ruine. Combien ai-je vu d’enfants de ma génération portant des tricots troués, pieds nus, la morve au nez. Yves Klein, mon cadet de trois ans, Hervé Géniaux, Paul Renoir, aux Collettes, et moi-même faisions figure de nantis avec vêtements propres, souliers ressemelés et jouets neufs.
Ainsi se forma une discrimination dont par retour des choses je me sentis inconsciemment victime. J’avais des cheveux longs et, pendant plusieurs mois, mes petits camarades m’appelèrent « la fille » ou encore « robe de la Gaude », un village près de Cagnes. Il fallut supplier ma mère de me coiffer différemment. Je ne parlais pas le patois, ce niçois provençal que j’appris par la suite. Je n’allais pas tout de suite à l’école primaire. On me fit donner quelques cours par une ancienne institutrice, Mademoiselle Chotard qui ne m’enseigna pas pour autant une meilleure écriture. J’avais une petite bicyclette ; elle suscitait des jalousies, des implorations : « Fais-moi faire un tour… »
Tous les jeudis, dans le side-car vert grenouille de mon père, j’arrivais aux Collettes, la propriété du peintre Auguste Renoir. Je venais jouer avec la Grougne : Paul Renoir, fils de Claude, le troisième fils du grand artiste, qui avait hérité le domaine après sa mort en 1919. Enfants, nous jouâmes à Tarzan dans les arbres. Paul était surnommé la Grougne, à cause de son mauvais caractère, mais nous nous entendions parfaitement. Il m’arriva plusieurs fois de dormir aux Collettes quand mes parents s’absentaient. Je fus ainsi intime de la famille et, sans imaginer ce privilège que mon âge ignorait, je connus Claude, Jean et Pierre Renoir, Gabin, Vera Sergine, le fils et le petit-fils de Cézanne, Paul et Jean-Pierre, Matisse qui fut un ami de mon père, et beaucoup d’autres personnalités que nous hélions de la cime des oliviers millénaires, en poussant le fameux hurlement de Tarzan.
Cette relation régulière se poursuivit jusqu’à la guerre et l’amitié la continua quand je fus adulte. Actuellement, président de l’Association des Amis du Musée Renoir, je revois toujours avec émotion la table où j’avais ma place : en face du grand vaisselier, à droite en regardant la fenêtre.
La guerre
La guerre nous surprit en Dauphiné où nous étions en vacances. Je revois les fascicules de mobilisation aux portes des mairies, les convocations progressives des réservistes, je me rappelle les premiers communiqués : « Nuit calme sur l’ensemble des fronts - Activité de patrouille - Nous avons fait un prisonnier ». C’était la drôle de guerre, elle devait durer jusqu’en mai 1940. Mes parents prirent la décision de ne point repartir. Je fus inscrit en seconde au Collège, j’avais quinze ans. C’était la guerre mais on la sentait peu, la défense passive et l’occultation des fenêtres, ou la récupération de la ferraille en étaient les seuls aspects tangibles : vraiment une drôle de guerre…
Mais un jour tout bascula. En une ou deux semaines nous connûmes le dépassement de la ligne Maginot, l’invasion et la défaite de la Belgique. Nous vîmes passer des colonnes de réfugiés pendant trois jours et… venant du Sud, de Valence, les Allemands, leurs camions et leurs side-cars. Ils avaient le sourire aux lèvres. Le temps d’un court été suffit à transformer notre existence, et sur le plan pratique et sur le plan moral.
La défaite fut honteuse et lourde. Mon père et ma mère pleurèrent : la plupart des familles souffraient de l’absence d’un être cher. Les prisonniers de guerre devenaient une entité conséquente. Qu’allait-ce être quand les déportations professionnelles, puis raciales et politiques, ajouteraient leur fardeau d’horreur ?… L’appel de de Gaulle fut entendu par le petit peuple de Saint Marcellin, les ouvriers de l’usine de peaux de lapins, des tabacs, de la C.G.E.- Compagnie Générale d’Electricité (usine d’appareils), et par des notabilités comme le laitier Jean Rony, le Comte de Crécy, le Docteur Carrier, le syndicaliste Louis Lemaire. Nous étions cousins du Général de Gaulle, et ma mère, fille d’officier ainsi que sa mère, ne pouvaient qu’être sensibles à son appel. Mon père, ancien combattant et prisonnier de 14, fit naturellement de même, et je dois dire que sa famille n’hésita pas. Ni ma grand-mère Gaudet, ni mes tantes, ni mon parrain ne furent jamais pétainistes. A seize ans, commençant mon redoublement scolaire, je me trouvais ainsi porteur d’un message prémonitoire. La Résistance, à laquelle je fus lié à partir de dix-sept ans, fut une flambée extraordinaire. Un irrésistible courant fouettait ma famille. Ma mère arborait ouvertement la croix de Lorraine, et mon oncle, Henri Maillot, devint le chef de la résistance du Sud de la Corse. Je fus, grâce à lui, à Lyon, présenté à Pierre de Gaulle, le frère du Général, qui se cachait en zone libre. Aisément et rapidement, je fis partie de la Résistance de Saint Marcellin dont le réseau constituait une vraie famille, en raison de la petitesse géographique et administrative du lieu. Pour comprendre l’action résistante à Saint Marcellin ou dans de petites villes analogues, il convient d’imaginer le contexte géographique et la réalité politique. Saint Marcellin est située à une vingtaine de kilomètres du Vercors, plateau et massif rocheux propre à abriter des fugitifs, ou des réfugiés soucieux d’anonymat. En 1943 déjà des maquis s’organisaient à Autrans, Malleval ou Saint Martin. Grenoble, plaque tournante de la Résistance, proche de la Chartreuse, était la capitale de l’action clandestine. Saint Marcellin, sur la voie ferrée Grenoble-Valence, en fut le relais pour le Vercors, bien avant la mobilisation générale FFI du 6 juin 44 (date du débarquement en Normandie). De surcroît, si les Allemands occupaient Grenoble, imposant la terreur, ils ne se manifestèrent dans la petite ville qu’au cours d’actions sporadiques : assassinat du Docteur Carrier, incendie du Château de Murinais par exemple, mais leur présence ne fut pas ressentie jusqu’à leur attaque du Vercors en juillet 44. On comprend que ceux d’entre nous qui furent résistants purent le faire presque à ciel ouvert, dans des circonstances frisant l’absurde, tant nous venait peu à l’esprit que nous pouvions être dénoncés, arrêtés, déportés, voire exécutés comme cela eut lieu à Paris, Lyon, Grenoble, Marseille ou Toulouse. Pour cachée qu’elle fût, notre action était peu hermétique. Les nouveaux venus dans la petite cité, les juifs, connaissaient notre existence, s’adressaient directement à nous pour de fausses cartes d’identité ou de ravitaillement, des exemples surgissent dans ma mémoire.
La Résistance
Goldstein fut repéré par moi parce qu’il était ouvrier dans une usine de galoches. Il semblait si peu manuel, tellement intellectuel, que je lui posai la question :
– Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans cette usine ?
– Hélas me répondit-il, je suis juif et me cache sous un faux nom, je suis en réalité étudiant en deuxième année de médecine…
Vu qu’il n’était pas désargenté, je le fis inscrire, avec la complicité du Principal, en terminale du Collège. Il fut censé préparer un BAC et stupéfia le professeur de Sciences Naturelles par ses interventions sur la muqueuse de Malpighi et les corpuscules de Meissner quand il fut question de la peau.
Moins sympathique fut en revanche ma tentative à Murinais. Dans cette petite commune existait un château historique où, sous le couvert d’une Ecole de cadres de Vichy, fonctionnait un centre de résistance, sous l’autorité du capitaine Gadoffre. Chargé d’un message, j’arrivai à Murinais que je ne connaissais pas et demandai, à un paysan dans son champ, où était le Château.
– Je vois ce que c’est, vous venez pour la résistance ? Il faut passer par là…
Les explications étant peu claires, je posai la même question un peu plus loin.
– Vous êtes du maquis bien sûr ! me répondit-on…
Quand je rencontrai enfin Gadoffre, je me permis, tout jeune que j’étais, de le mettre en garde. Confiant et excluant toute possibilité de délation, Gadoffre m’éconduisit gentiment. Mais huit jours plus tard, les Allemands encerclèrent le Château, déménagèrent meubles, tapisseries et objets d’art et, après trois journées de pillage, allumèrent méthodiquement l’incendie. Réfugié dans les combles, Gadoffre sauta par une fenêtre, se cassa une jambe mais réussit à s’enfuir. Marc Richaud était élève au collège, il avait quinze ou seize ans. Un jour il s’échappa. Pendant quelques jours on ne le vit plus. Un matin Mado Lautard, une de ses camarades, vint me chercher. Marc était revenu, il souhaitait me rencontrer. Il s’était souvenu qu’à Privas, dont il était originaire, existait une usine d’armement désaffectée. Il y pénétra comme un cambrioleur, trouva des armes qu’il mit dans un sac, prit le train malgré les contrôles, et revint à Saint Marcellin. Il me proposa les armes à condition de pouvoir gagner un maquis. J’avertis Louis Lemaire, chef de la résistance, et nous eûmes ainsi nos premières armes. Marc Richaud fut un des plus jeunes résistants de France. Il perdit un œil et une partie du bras et fut décoré de la Légion d’Honneur. Cette opposition à Vichy et à l’occupation allemande comporta pour les jeunes des tâches extrêmement diverses. Nous apprîmes à falsifier des documents, à les vieillir, à les rendre pratiquement invérifiables. Nous distribuâmes des journaux clandestins, accomplîmes des liaisons, rendîmes impraticables des voies ferrées. Il m’arriva de suivre une suspecte pendant trois jours pour qu’elle soit identifiée à une heure déterminée. Notre action fut importante relativement aux juifs, souvent inconscients des risques et des dénonciations.
(A suivre)