Paola Cantalupo : Sur les traces d’une étoile
La danse. Un mode de vie, une philosophie, une passion ?
– Patricia Cantalupo : C’est tout d’abord une passion bien sûr. Puis l’on se rend compte au fil des années que c’est aussi un besoin. Besoin de s’exprimer différemment car l’artiste est quelqu’un d’un peu différent. Le danseur s’exprime à travers un mouvement. Ce besoin que l’on ressent de bouger est devenu pour moi un langage à part entière, une autre expression.
À quand remonte cette passion pour la danse ?
– Patricia Cantalupo : Très tôt, à vrai dire. Il paraît que je dansais devant le miroir et je me rappelle vaguement ce que l’on pourrait qualifier de premier spectacle. Il s’était déroulé devant la mer, toute seule. C’était une sensation très belle. J’habitais à Gênes puis ma famille a déménagé à Milan. J’ai commencé vers huit/neuf ans dans une école privée et j’ai eu la chance d’intégrer l’école de danse de la Scala de Milan où j’ai débuté dans le corps de ballet.
Comment s’est déroulé votre parcours depuis cette prestigieuse « grande maison » de la danse qu’est la Scala ?
Patricia Cantalupo : J’ai passé du temps à la Scala. En parallèle, j’allais au lycée et c’était un emploi du temps assez lourd à l’époque, assez… intense (rires). J’ai terminé cette première formation et je me suis présentée au Prix de Lausanne en 1977, grande compétition internationale où j’ai gagné la Médaille d’or. J’avais été vraiment surprise car je ne m’attendais absolument pas à remporter ce prix. J’y étais allée avec mon père pour voir ce qu’il se passait en-dehors de ce château doré qu’était la Scala. Cette médaille a été une ouverture vers l’extérieur et m’a permis de prendre conscience de ma valeur, de m’ouvrir au monde. Cela a été rassurant pour le début de ma carrière. La Scala était très hiérarchisée et je désirais faire d’autres expériences comme celles que j’ai pu vivre ensuite auprès de Maurice Béjart ou John Neumeier. À ce prix de Lausanne, j’ai aussi rejoint une grande famille dans laquelle je côtoyais déjà Jean-Christophe Maillot et Rosella Hightower.
Le parcours d’un danseur est souvent considéré comme celui du combattant. Cela a-t-il été votre cas ?
– Patricia Cantalupo : Je ne crois pas que ce soit une question de combat, dans le sens ou il faut être fort, quoi qu’il arrive. On ne peut qu’être exigeant avec soi-même lorsque c’est son chemin que l’on suit, sa passion que l’on assouvit. Je suis contre cette idée que les danseurs souffrent, que c’est extrêmement dur. Je crois que celui qui veut arriver à quelque chose doit vivre des moments difficiles. Que l’on se fatigue ou que l’on transpire un peu plus peu importe, il ne faut pas oublier que c’est un besoin. Les sacrifices, les pieds qui souffrent, ça fait partie de la danse. On fait ce que l’on a rêvé de faire tout jeune et on accomplit le travail qu’il faut pour réaliser son rêve, et cela même si la danse est plus fatigante que d’autres activités dans d’autres domaines. On sait que ça va être difficile.
Quelles expériences, quelles rencontres ont été les plus marquantes ?
– Patricia Cantalupo : En ce qui concerne les expériences, il y en a tellement, toutes forgent le caractère.... Par contre, il y a eu de belles rencontres. C’est vrai que celle avec Béjart au Ballet du XXème siècle, même si j’étais encore jeune fille, a été une rencontre impressionnante. Celle qui m’a énormément marquée a été la rencontre avec Noureïev. C’était quelqu’un de direct, un homme généreux, qui aimait entrer en contact avec les jeunes danseurs. Il avait cette démarche d’essayer de comprendre les autres. John Neumeier, au Ballet de Hambourg en 1980, m’a donné également une ouverture. La Princesse Caroline a été une rencontre privilégiée car elle était brillante. Bien que cachée derrière une certaine timidité, elle a eu le courage de commencer les Ballets de Monte-Carlo. Les personnes que j’ai rencontrées ont toujours été déterminantes pour moi, comme pour l’art de la danse. Je connais bien Jean-Christophe Maillot depuis plus de trente ans. Après avoir dansé ensemble, nous avons aujourd’hui développé une autre relation, au-delà de l’amitié, notamment pour le Printemps des Arts.
À travers un répertoire éclectique, vous avez dansé des rôles majeurs dans les Ballets russes, les œuvres de Balanchine, Forsythe, Kylian, Petit... Quels sont vos souvenirs les plus forts ?
Patricia Cantalupo : J’ai toujours été polyvalente. J’aime autant la tradition classique que le contemporain. C’est pour cette raison que je suis allée chez Béjart. Parmi mes rôles, ceux qui m’ont vraiment touché ont été ceux du ballet de Kilian, et la Nuit transfigurée. Un dernier rôle que j’ai adoré a été celui de Cendrillon, par Jean-Christophe Maillot. J’apprécie beaucoup les ballets « abstraits » mais là, il y avait une histoire et c’est ce que j’aime surtout : entrer dans une histoire, une recherche chorégraphique. J’ai eu la chance d’être avec Béjart et de bénéficier de la stimulation d’un créateur. C’est un échange véritable qui nous enrichit. J’aurais pu rester dans la compagnie de la Scala, danser le "Lac des cygnes" – ce que j’ai fait et que j’ai adoré – mais j’avais envie d’évoluer vers des choses différentes. J’ai pu comme cela me remettre en question. Pour savoir si je pouvais aller plus loin, il me fallait juste essayer.
Comment trouvez-vous la nouvelle génération de danseurs ? de chorégraphes aussi ?
– Patricia Cantalupo : Je comprends qu’on ait pu rejeter le classique pendant longtemps. En même temps, ce serait absurde de vouloir oublier deux cents ans d’expérience, de travaux et de tradition. Ce sont nos fondations. Que les jeunes veuillent expérimenter, c’est tout à fait normal, mais il ne faut pas oublier ce que les maîtres nous ont apporté. La danse classique est très exigeante. Le contemporain peut être plus souple mais là encore, il faut savoir à quel niveau on fait de la danse. Pour être sur scène, il faut un niveau excellent, c’est ce qui fait la différence. C’est ce que doivent se rappeler les générations à venir.
Vous avez pris les rênes de l’École Rosella Hightower, comment avez-vous vécu cette prise de fonction au début 2009 ?
– Patricia Cantalupo : J’ai toujours eu un lien privilégié avec cette école ; j’y étais souvent invitée et je connaissais très bien Monique Loudières. Cette proposition s’est présentée et je voulais voir ce que je pouvais offrir à cette école réputée. Pour l’anecdote, j’étais, à ce moment-là, toujours avec les Ballets de Monte-Carlo, billet pour le Japon en mains (rires) ; il m’a fallu décommander pour démarrer ce nouveau défi. Défi pour lequel j’ai été vraiment soutenue, bien heureusement. Cela a été un travail d’équipe et c’est ce à quoi je crois. L’école a toujours été une référence internationale. En Italie par exemple, les deux seules écoles dont on parlait dans le milieu artistique, étaient celle de l’Opéra de Paris et celle de Rosella à Cannes. Déjà dans les années 80, Rosella Hightower avait cette générosité, cet esprit d’ouverture, d’intelligence du travail, et je veux faire perdurer cette vision universelle de la danse.
Après une carrière artistique telle que la vôtre, quelle approche avez-vous de la pédagogie ?
– Patricia Cantalupo : Finir une carrière est toujours difficile mais j’ai eu la chance que, dans mon cas, tout s’est fait très naturellement. Depuis dix ans, je suis dans la voie pédagogique et je vis cela dans la sérénité. Je dois dire que je trouve la même satisfaction à travailler dans le studio avec mes filles que celle que j’ai pu ressentir en étant sur scène. La scène va me manquer, c’est sûr, mais c’est une continuité, tout simplement.
Vous avez noué des liens forts avec les élèves de l’école. Qu’est-ce que vous souhaitez leur apporter ? Qu’espérez-vous qu’ils deviennent ?
– Patricia Cantalupo : J’ai basé mon dernier spectacle sur cela justement. Je veux qu’ils deviennent des artistes. Ils ont tous ça en eux et je ne veux pas qu’ils se trompent. Un danseur est un peu égocentrique, au bon sens du terme, et cela est presque normal quand on doit se montrer devant un millier de personnes. S’il ne l’était pas, le danseur ne pourrait accomplir sa vocation. Je veux aider mes élèves à trouver la lumière qu’ils ont en eux. Le studio, ce n’est pas de la gymnastique en musique (rires). Le message que j’essaie de faire passer, autant auprès des élèves que des professeurs, c’est que chacun dégage quelque chose de lui-même et que chacun peut se dire : « Ce pas là, je le fais artistiquement bien ».
Reconnaître un danseur prometteur, un grand danseur est-ce une chose difficile ?
– Patricia Cantalupo : J’ai reçu dernièrement la vidéo d’une danseuse. J’ai visionné des petits pas à la barre d’abord, puis une petite variation à la fin. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite dans cette variation. Il y avait comme une lumière sur scène. À cet instant, je me suis dit que ce n’était plus la même personne. La technique, c’est une chose, la lumière en est une autre et ça ne s’explique pas. Je cherche à faire sortir cela de mes danseurs, sachant que certains n’y arriveront pas forcément… Même un physique qui n’est pas « parfait » mais qui a une tête « claire » peut arriver à de grandes choses.
Et le projet qui vous tient le plus à cœur ?
– Patricia Cantalupo : Mon projet premier, c’est de permettre à mes danseurs de s’épanouir sur scène. Dernièrement, le Printemps des Arts les a beaucoup aidés dans cette voie. Ce fut magnifique de pouvoir intégrer un spectacle et de toucher du doigt la relation avec un public de cette importance. La danse est, véritablement et avant tout, ce partage généreux.