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Ernest Pignon-Ernest - Pignon sur rue

Evénements liés à l'artiste

Le noir dans une itinérance de papier II

Fin : Septembre 2015 Voir l'événement

Art Côte d’Azur : Sur quelles thématiques travaillez-vous en ce moment ?

Je travaille actuellement, dans le cadre du centenaire des Ballets Russes, avec Jean-Christophe Maillot à la scénographie de Daphnis et Chloé, ballet qui sera créé en deux étapes : en avril nous proposerons une espèce d’esquisse expérimentale dans laquelle nous envisageons un dialogue entre la chorégraphie et des dessins qui se développeraient en direct sur la musique ; la version finale avec tout le corps de ballet est prévue pour la fin de l’année.
Parallèlement, j’étudie Abraham. J’ai réalisé il y a quelques mois un parcours "Mahmoud Darwich" en Palestine et je souhaiterais poursuivre en travaillant sur la ville d’Hébron, chargée d’histoire essentielle aux trois monothéismes, aujourd’hui terrain de tensions exacerbées.
Par ailleurs, je prépare une exposition rétrospective pour l’été à La Rochelle. Ces jours-ci sort un DVD sur mes travaux, "Parcours", réalisé par Patrick Chaput, ancien élève de la Villa Arson, et bientôt un livre aux Editions Delpire dans la collection "Des images et des mots".

Art Côte d’Azur : On dit souvent de vous que vous êtes à l’origine du mouvement du street art. Quel a été au départ le moteur de votre démarche ? Etait-ce une manière de dénoncer l’art construit pour les musées ? Le street art est désormais entré dans les musées et les salles des ventes, avec notamment Bansky. Quel est votre point de vue sur cette évolution ?

Naples en 1990 ©EPE-ADAGP

On dirait qu’il a fallu un nom anglais pour que ça existe ! En effet les quelques ouvrages qui viennent de paraître sur le street art repèrent mes premières interventions comme à l’origine de ce mouvement. C’est en 1966 que j’ai commencé à inscrire ces images de personnages grandeur nature dans des lieux réels. Non, il n’y avait pas du tout l’idée d’une dénonciation de l’"art fait pour les musées". J’étais étranger à tout ça. L’objet tableau me paraissait insatisfaisant pour traiter les thèmes qui me préoccupaient. Le désir et la nécessité d’utiliser les lieux mêmes comme matériau se sont imposés.
Pour ce qui est du passage au musée et au marché, dès 1979, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, l’ARC, a présenté une exposition sur toutes les interventions urbaines que j’avais réalisées jusque-là. On y présentait les photos in situ et les dessins préparatoires, les études, tout le processus. Que les choses soient montrées dans un musée c’est, au fond, le rôle de ces institutions, ce qui pose question me semble-t-il, c’est plutôt cette dérive d’œuvres faites directement pour le musée, souvent à leur demande. Ce qui aboutit, on le voit aujourd’hui, à un art officiel, un académisme "art contemporain" et au clergé institutionnel qui le norme.

Ramallah 2009, parcours Mahmoud Darwich ©EPE-ADAGP

Quant aux ventes et au marché, ceci n’est pas spécifique au "street art", nous vivons dans une société dont la logique même est de tout transformer en marchandises. Il est vrai que, concernant un art né de la rue, la contradiction semble plus aigüe. La vraie question, éthique au fond, c’est que ces sollicitations du marché n’interviennent pas dans le contenu, l’esprit des œuvres, le choix des thèmes, qu’elles n’influent pas sur la démarche. Il s’agit de résister.
Une certaine reconnaissance peut être facteur de liberté. Vous savez, si j’ai pu mener des projets à Soweto ou en Palestine, qui n’ont vraiment aucune logique économique, c’est parce que l’audience de certaines de mes interventions m’a donné les moyens de prendre ces risques.

Art Côte d’Azur : Techniquement, comment procédez-vous ? Pourquoi ne pas avoir choisi de peindre directement sur les murs ?

Naples, Alla Zacca, en 1990 ©EPE-ADAGP

Je choisis des lieux, des évènements : morceaux de réel dans lesquels je vais inscrire un élément de fiction. Toutes mes interventions reposent sur cela : la façon dont je réussis à inscrire cette fiction dans le réel et l’interaction que cela va provoquer.
C’est dire que les lieux sont mon matériau premier, j’en fais une approche physique, je marche beaucoup, je vise à en appréhender les qualités plastiques, en comprendre l’espace, la lumière, à repérer la matière des murs, leur couleur. C’est-à-dire saisir tout ce qui se voit, et, dans le même mouvement, j’entreprends d’en saisir tout ce qui ne se voit pas ou ne se voit plus : l’histoire, la mémoire enfouie, tout le potentiel symbolique et sémantique qui émane de ce lieu. C’est nourri de tout cela que j’élabore mes images, comme si elles étaient nées de ce lieu et uniquement conçues pour s’y inscrire.
Techniquement, cela entraine des contraintes très spécifiques. Il faut, par exemple, que l’image n’apparaisse pas à la surface comme une affiche : il faut que son incorporation travaille le lieu plastiquement, en fasse un espace plastique et simultanément le travaille au niveau de sa symbolique, en perturbe l’appréhension, en exacerbe la mémoire. Il n’y a qu’avec le dessin que je peux conjuguer ces deux nécessités : stigmatiser à la fois ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Je n’ai donc jamais envisagé de peindre directement les murs. Je tiens à ce que m’offrent le dessin et le papier : l’éphémère, la mort annoncée de mes images est un élément essentiel de ce que je propose, il me permet d’intégrer le facteur temps. Et puis le dessin par nature n’est jamais naturaliste, le noir et blanc, le rectangle de la feuille, affirment le concept, la fiction, la distance, ce qui joue un rôle essentiel dans cette contradiction que j’aiguise volontairement entre "effet de réel" et "effet de distance".

Art Côte d’Azur : Peut-on dire que vos œuvres ne vous appartiennent pas, ou au moins aussi peu que les supports sur lesquels vous les réalisez ?

En effet, elles existent dans un temps et un espace qui appartient à tous. Par exemple, dans une de mes sérigraphies napolitaines qui s’inscrivait dans un parcours sur les représentations de la mort, un homme portait un cadavre dont la main trainait sur le sol. Dessin d’une main fragile, imprimée sur un papier fragile. Je n’ai collé ces sérigraphies que dans les rues dont le sol est pavé d’énormes dalles de lave noire. Je savais en réalisant ces dessins que ces mètres carrés de pierre seraient physiquement liés au dessin, et qu’autant que ce que l’image représentait, la proposition plastique serait dans cette confrontation entre cette fragilité et la force plastique et symbolique de ces énormes dalles noires qui disent le Vésuve et sa menace. J’ai collé ces images durant les nuits du Jeudi et du Vendredi Saints. Rencontrer une image de la mort dans le contexte de Pâques -Passion et Résurrection- intervient bien sûr dans la façon dont elle est reçue. Tout cela pour dire en effet que ni le temps ni le lieu ne peuvent s’approprier et qu’ils sont aussi essentiels à mon œuvre que le dessin.

Art Côte d’Azur : Pour vos œuvres de la série Extases (Sept portraits imaginés de grandes mystiques chrétiennes), récemment exposés au Forum Grimaldi de Monaco et, en 2008, à la Chapelle Saint-Charles d’Avignon, votre travail est très différent. Pouvez-vous toutefois nous expliquer en quoi ce rapport au corps exprimé de façon si vivante le rapproche de vos interventions urbaines ?

Il y a en commun cet espèce de face-à-face, de relation physique, sensuelle que j’essaie de créer entre les images et celui qui les découvre, cette façon de travailler le "comment" de la rencontre. En commun aussi que la proposition plastique n’est pas seulement dans le dessin : sur les murs des villes, la feuille est travaillée, je le disais, par la texture des supports, cela intervient beaucoup dans la lecture de l’image, lui inflige des tensions, la fragilise. Pour "Extases", j’ai travaillé les feuilles au point d’en faire un élément plastique, sculptural, aussi important plastiquement que le dessin même, en tension avec lui.

Art Côte d’Azur : Comment est né ce projet ? Votre envie était-elle de montrer ces mystiques comme de grandes amoureuses, aux corps à la sensualité exaltée ?

L’exposition Extases dans la Chapelle Saint Charles à Avignon en 2008, ©EPE-ADAGP

Dans les années 80, j’ai souhaité entreprendre un projet qui serait comme une quête de ce qui fonde ma culture méditerranéenne. Des lectures, puis la musique, m’ont amené à choisir Naples. Naples comme une espèce de Nice exacerbée. Là-bas l’histoire ne s’efface pas, s’y superposent mythologies grecque, romaine, chrétienne. Pendant plusieurs années, j’ai développé à travers cette ville de nombreux parcours d’images qui interrogeaient ces mythologies, ces cultes, l’histoire, l’œuvre de Caravage... Pour nourrir tout cela et pour pallier au manque de culture religieuse, j’ai lu beaucoup... d’abord les exercices spirituels de Loyola, Saint Jean de la Croix, Thérèse d’Avila. Et c’est dans ce contexte que de l’interprétation - fausse, je l’ai su plus tard - d’un vers de "El Desdichado" de Nerval est née l’idée de ce dialogue libre avec les textes des grandes mystiques chrétiennes.

Dessins préparatoires à la série Extases ©H. Lagarde

Pour moi qui n’ai jamais dessiné que des corps, ce thème s’est imposé comme une quête et un défi et la perspective du plaisir que j’ai à dessiner des femmes.
J’ai eu la chance, grâce à mes liens d’amitié et de travail avec les Ballets de Monte Carlo, de pouvoir mener ce projet sur plusieurs années avec la danseuse étoile Bernice Coppieters qui a été bien plus qu’un modèle tant son implication, son talent, son potentiel d’expression ont été essentiels.
Un peu schématiquement, je dirais que j’ai tenté d’exprimer par le dessin leur désir enflammé et inassouvi d’épouse du Christ et par le travail sur les feuilles mêmes, de traduire leur aspiration à refuser ce corps, à le meurtrir, à se désincarner.
Parmi les mystiques je n’ai choisi que celles qui ont laissé des témoignages de leurs extases dans leurs écrits ou ceux de leur confesseur : Marie-Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation et Madame Guyon. Mes dessins sont nés de ce qu’elles ont dit d’elles-mêmes, bien que l’essentiel, l’ineffable, elles l’aient dit avec leur corps.

Art Côte d’Azur : Le choix des lieux pour exposer cette œuvre revêt-il la même importance que pour vos interventions urbaines ?

Oui, d’autant que cet ensemble, étant donné la mise en forme des feuilles, ne peut se concevoir que dans l’espace. Il exige un travail sur la lumière, un dialogue avec l’architecture qui affirme la spiritualité

Art Côte d’Azur : L’univers religieux est très présent dans votre œuvre, de Naples à Extases, entre autres. Quelle relation faites-vous entre votre travail et la religion ?

Je suis athée et matérialiste, mais je suis né sur cette rive de la méditerranée, dans cette période historique et je pense que c’est une chance quand on est peintre d’être né dans un contexte chrétien. Il faut lire "Vie et mort de l’image" de Régis Debray…
Enfant de chœur à 9 ans à Sospel, je n’ai jamais oublié la piéta de la cathédrale Saint-Michel. Je ne traite que de la vie des humains, des drames qu’ils traversent, des violences et des injustices qu’ils subissent, de leur angoisse de la mort. C’est comme une évidence, une nécessité profonde, culturelle que je mène depuis des années en dialogue avec la peinture religieuse, du Gréco à Simone Martini, de Mantegna à Caravage...
Sur ce terrain, Pasolini est une référence : marxiste, il réalise "Médée" et "L’évangile selon Saint Matthieu" et ne cache pas que ses choix éthiques sont hérités des valeurs chrétiennes. Je partage cette dialectique, je sais que des Piéta chrétiennes ont eu pour modèle Aphrodite portant le corps d’Adonis.

Art Côte d’Azur : Certains thèmes politiques et sociaux vous tiennent à cœur, notamment dans vos « Parcours », même si vous ne vous revendiquez pas comme un artiste engagé. Où situez-vous la nuance ?

Lorsque je choisis un thème à caractère social ou politique c’est bien sûr parce qu’il m’intéresse, que je souhaite l’appréhender, le comprendre mieux et que je pense qu’il est assez riche pour me permettre une recherche, une investigation du sens et du sensible, de l’imaginaire, des formes et de l’espace. Il ne s’agit pas comme on peut l’imaginer d’ « un artiste engagé » de faire passer un message explicite et direct, mais de s’en saisir comme une sollicitation à une recherche plastique et poétique.

Quelques repères…

 1972 : Les Accidents du Travail (Paris)
 1972 : Les Hommes bloqués (Paris)
 1974 : L’Homme et la Ville (Le Havre)
 1975 : Sur l’avortement (Tours, Nice, Paris, Avignon)
 1975 : Les Immigrés (Avignon)
 1978-79 : Rimbaud (Paris et Charleville)
 1979 : Les Expulsés
 1984 : Les Arbrorigènes (Jardin des Plantes, Paris). Des statues vertes de chlorophylle d’hommes et femmes nus, juchés dans des arbres, composés de micro-algues, de mousse de polyuréthane, de végétation naturelle.
 1988-1995 : Naples
 1996 : Derrière la vitre. Silhouettes peintes dans des cabines téléphoniques
 2002 : Soweto-Warwick-Durban (Afrique du Sud)
 2003 : Le Parcours Maurice Audin (Alger)
 2009 : Décoration monumentale de de la cathédrale de Montauban, (vandalisée par des intégristes catholiques)

Crédit photo logo : © H. Lagarde

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