Pierre Pinoncelli, Le dernier coyote
Entre humour, dérision et pointe au cœur, Pierre Pinoncelli était ce soir-là, le 7 juin dernier, tout de noir vêtu, et arborait un masque de mort. Trois grosses têtes du Carnaval étaient également recouvertes de draps noirs : une tête de bébé, de grenouille et de requin allaient ensuite apparaître tout en couleurs, comme l’artiste, « comme un papillon sortant de sa chrysalide », commente-t-il.
Après avoir dicté les 30 noms des artistes de l’École de Nice, il les a taggués sur les grotesques, comme on écrit une liste de noms sur un monument aux morts. Réapparu en Toutankhamon, Pierre Pinoncelli revêtit ensuite une chemise blanche tachée de rouge où l’on pouvait lire
« mort aux vaches » et « love » et taggua « viva la revolucion ! ». Sa main gauche dans un gant noir, il leva le poing, en référence au Black Power, et baissa la tête. « Le 15 décembre, à la fin de l’exposition, je scellerai la mort de l’École de Nice pour qu’elle puisse entrer dans l’Histoire ». Pour lui, les meilleurs sont morts, ne restent que les
« ringards », dont il dit faire partie.
Avec l’autodérision en étendard, Pierre Pinoncelli a ainsi réalisé sa dernière performance en date lors du vernissage de l’exposition « 1960-2010, Cinquante ans de l’École de Nice », au Musée Rétif de Vence. Avec ce geste, on ne peut s’empêcher de penser à l’œuvre de Ben, exposée : « L’École de Nice n’est pas morte, elle renaîtra de mes cendres ».
Une histoire d’enfance
S’il porte son bandeau « Nice » sur l’œil gauche, c’est que Pierre Pinoncelli revendique son appartenance à l’École de Nice et aussi parce que c’est une histoire d’enfance, comme l’est toute son œuvre. Un brin corsaire, avec de faux airs de Barberousse, il a fait de la contestation et de la provocation silencieuse un art de vivre. Ayant connu une éducation dans des collèges religieux dont il était souvent renvoyé, il est opposé à toute forme d’autorité et d’oppression. Et le fringant octogénaire n’a rien perdu de sa « rebelle attitude » d’antan. Cela a commencé par son nom : né Pinoncély, il a voulu italianiser son patronyme pour se différencier de la famille de la vieille bourgeoisie catholique à laquelle il appartient. Enfant, il vient tous les étés en vacances à Nice chez sa grand-mère Clémentine. Entre 1950 et 1954, il vit des années d’errance pendant lesquelles il exerce toutes sortes de métiers pour survivre,
« puisque vivre ne lui suffit pas ».
En 1954, il découvre la peinture expressionniste mexicaine avec les toiles d’Orozco, Sigueiros, Tamayo et Diego Rivera, au Musée d’art moderne de Mexico. C’est une révélation et il se met alors à peindre dès son retour en France. Ses toiles les plus connues sont de grands formats un peu inquiétants, représentant des êtres fantomatiques ou squelettiques. Sa première exposition, il la fait en 1959 dans la boucherie d’un petit village de la Loire. Puis vient, en 1952, l’exposition « Les 40 morts », Place Vendôme à Paris : 40 toiles de format et de sujet identiques dans une matière très épaisse. « Les 30 métamorphoses » suivent, toujours à Paris : 30 toiles blanches en relief de format identique, sur le thème de la Thalidomide, ce médicament qui provoque des malformations chez les enfants.
« Mon quart d’heure de célébrité à la Warhol »
En 1967, il retourne au Mexique puis passe trois mois à New York où, le visage peint en bleu Klein, il rend un hommage silencieux à Yves Klein. « C’était lors de sa rétrospective au Jewish Museum, devant Rotraut Klein et 3 000 New Yorkais stupéfaits, se souvient-il. C’était mon quart d’heure de célébrité à la Warhol ! Puis j’ai rencontré Marcel Duchamp au vernissage Segal à la Galerie Sidney Janis. Je lui ai dit qu’un jour, je ferai quelque chose avec son urinoir, ça l’a fait rire. C’est là que j’ai abandonné la peinture ». Pour se consacrer essentiellement au happening. C’est également en 1967 qu’il vient s’installer sur la Côte d’Azur et intègre l’École de Nice. L’exposition « Les copulations d’un Chinois en Chine » à la Galerie Alexandre de la Salle est suivie de la première performance de Pierre Pinoncelli, un happening-crémation Place Godeau, à Vence. Entre 1967 et 1970, il se livre à de très nombreux happenings de rue, tous aussi spectaculaires et provocants
les uns que les autres.
« Arrestations, blessures, procès… Mon nom passe de la rubrique artistique à celle des faits-divers et des chiens écrasés », s’amuse-t-il. En 1969, il asperge André Malraux d’encre rouge avec un pistolet à peinture lors de l’inauguration du Musée Chagall de Nice.
La même année, il signe à Bordeaux son happening « anti-pain » en brûlant publiquement des baguettes de pain en chantant « À bas le pain ». En 1975, il attaque symboliquement une banque à Nice, muni d’un fusil chargé à blanc et pour un butin de un franc, pour protester contre le jumelage avec Le Cap, durant l’apartheid. En 1979, un taureau lui arrache l’oreille droite qu’il voulait se trancher à la Van Gogh, « c’était écrit ». En 1994, il s’expose nu dans un tonneau à Lyon, tel un Diogène des temps modernes.
Dada jusqu’au bout des doigts…
Le 25 août 1993, au Carré d’Art de Nîmes, il urine dans la Fontaine de Marcel Duchamp, puis lui donne un violent coup de marteau. Il est condamné à un mois de prison avec sursis et 286 000 francs de dommages et intérêts. Le 4 janvier 2006, il attaque de même au marteau un urinoir de Duchamp figurant dans l’exposition Dada au Centre Georges-Pompidou à Paris, l’ébréchant légèrement. Il est condamné, en première instance, à trois mois de prison avec sursis et 214 000 euros de dommages et intérêts ; et en appel, à trois mois de prison avec sursis, le musée n’obtenant pas de dommages et intérêts.
En juin 2002, il se tranche une phalange du petit doigt avec une hache en hommage à Ingrid Betancourt pour négocier avec les FARC… « Pour Ingrid, il m’en reste encore neuf… sans compter les doigts de pied ! », déclara-t-il à Yolanda Pulecio, la mère d’Ingrid Betancourt lors d’une interview télévisée.
« L’esprit dada, revendique-t-il, c’est l’irrespect. C’était un clin d’œil au Dadaïsme, j’ai voulu rendre hommage à l’esprit dada ». Lors de sa défense devant le Tribunal Correctionnel de Nîmes, il avait déclaré qu’il s’agissait « d’achever l’œuvre de Duchamp, en attente d’une réponse depuis plus de quatre-vingts ans ; un urinoir dans un musée doit forcément s’attendre à ce que quelqu’un urine dedans un jour, en réponse à la provocation inhérente à la présentation de ce genre d’objet trivial dans un musée. L’appel à l’urine est en effet contenu ipso facto - et ce dans le concept même de l’œuvre - dans l’objet, vu son état d’urinoir. L’urine fait partie de l’œuvre et en est l’une des composantes. Y uriner termine l’œuvre et lui donne sa pleine qualification. On devrait pouvoir se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ».
Jamais encadré sur le mur d’un musée Un geste là encore lié à l’enfance…
« Quand on se dressait sur la pointe des pieds pour pisser sur la lune ou la Grande Ourse. Le chef de la bande était toujours le garçon qui urinait le plus loin ». Comme pour exorciser ses vieux démons, Pierre Pinoncelli a créé sa propre série de cent urinoirs. « Mon urinoir est plus moderne, plus design », sourit celui qui s’est approprié le pseudonyme de « Mutt » pour cette re-création. Un exemplaire a été vendu 2 500 euros à la vente aux enchères de l’École de Nice du 31 octobre 2009. Mais Pierre Pinoncelli, c’est aussi, en 1970, une randonnée à vélo entre Nice et Pékin pour porter à Mao un message de paix de Martin Luther King. N’ayant jamais réussi à entrer en Chine, à son retour, il brûle devant l’ambassade de Chine, en signe de protestation, le message de paix, un grand poster de Mao et son visage au fer rouge. Ou encore un retour à la peinture, avec une série de « Personnages » ayant tous son visage moulé en plâtre et représentant chacun un « métier » différent : curé, nazi, guérillero, déporté juif, Icare…
Et, dernièrement, la publication d’un livre, « Welcome to Auschwitz », où il est question des camps de la mort, sous l’angle de l’art et de l’humour, en hommage à tous les déportés juifs et contre la folie des bourreaux. « Dans une société où tout s’achète et se vend, le happening est évidemment suspect puisque tout ce déploiement de temps, d’énergie et de peine se fait gratuitement, rappelle Pierre Pinoncelli.
Mais le plaisir d’avoir « créé » pour une heure, pour un instant de démence en couleur qui va crever comme un ballon… savoir qu’il ne restera rien de cette fureur, de cette passion, de cette sueur, mais qu’après, peut-être, l’air n’aura plus tout à fait le même goût, le ciel sera plus fou, et il y aura cette drôle d’ombre verte dans les yeux des cyclopes… satisfaction aussi de finir peut-être à la morgue, à l’hôpital, en prison ou dans un asile, mais jamais encadré sur le mur d’un musée ».