« En ce temps-là, l’Ecole de Nice… »
En ce temps-là, l’Ecole de Nice…
L’exposition « Des archives et des hommes » à la Bibliothèque Nucéra, étant close (exposition constituée par une partie des archives de mes deux galeries, exposition dont je remercie Françoise Michelizza et Laurence Jeandidier, et la Municipalité de Nice), je continue de fouiller dans les films vidéo qu’artisanalement nous avons tournés au fil des années …
Et aujourd’hui ces bouts de film qui étaient restés dans des tiroirs nous rappellent des moments oubliés, on y retrouve des gens qui étaient jeunes, beaux, et, pour certains, simplement vivants.
Car aujourd’hui, l’Ecole de Nice n’est plus un compte mais un décompte. Un compte pour moi particulièrement car, au fil de mes expositions décennales, je n’ai cessé d’allonger la liste de ceux que je considérais comme devant logiquement en faire partie. Ce compte est inscrit dans le catalogue de l’exposition Nucéra. Une certaine « équipe » se trouvait donc dans mon exposition le « Paradoxe d’Alexandre » au CIAC, en juillet 2000, à l’invitation de Frédéric Altmann qui en était le directeur, une équipe encore agrandie se trouvait en 2010 au Musée Rétif. De synthèse en synthèse, le Temps est un metteur en scène de génie. Est-ce que ça commencerait par une tragédie et finirait en farce, selon Hegel ?
Ecole de Nice comme tragi-comédie ?
Mais est-ce que l’Ecole de Nice aurait commencé comme une farce, finissant en tragédie ? la tragédie de la « récupération » ? Il semble que les « encore vivants », très vivants, ne se laissent pas récupérer, au nom du fait, conscient et peut-être inconscient, que le rapport de ce Mouvement à l’Histoire est un rapport subversif, ayant comme source, peu ou prou, Dada. Et surtout pour les « happeningers » Pierre Pinoncelli, Ben, Serge III et Jean Mas, qui ont posé, et posent, des questions métaphysiques de manière clownesque, mais, comme on le sait, rien n’est plus sérieux qu’un clown. Quand on voit, dans un film de Jean-Pierre Mirouze, le très jeune Benjamin Vautier interroger avec passion le concept de nouveauté, de nouveau, derrière son mignon sourire juvénile on sent que pour lui c’est vraiment vital … et rien n’a changé jusqu’à aujourd’hui… Ils sont peut-être émouvants, après tout, les artistes de l’Ecole de Nice…
Et j’ai donc retrouvé la dernière partie du film du 29 août 1997, vernissage de l’exposition « Ecole de Nice. » (Ecole de Nice, point), chez moi, à Saint-Paul, Galerie Alexandre de la Salle, la première partie montrant Jean Mas en train de se faire tailler un costume par les spectateurs (un très beau costume en lin, parti en pièces…), et après cela Pierre Pinoncelli a lu des extraits de la harangue de Malraux sur Jean Moulin au moment du transfert des cendres au Panthéon, le 19 décembre 1964, texte repris dans son « Miroir des limbes »
On ne comprend pas tout ce que dit Pierre dit, parce qu’il porte un masque (et même deux), et je vais donc donner le texte, qu’il avait imprimé en deux strates et décoré de têtes de mort, ce texte a été exposé dans « Des archives et des hommes », signé de son écriture particulière… on y reconnaît mais une fois de plus son interpellations des « responsables », dans tous les sens du terme… les Pères, en quelque sorte. Après Duchamp, Malraux le Ministre de la Culture, et le Résistant, et l’autre résistant Jean Moulin… Il y a chez Pierre Pinoncelli une énorme dimension de résistance…
Dans ma galerie de la place Godeau, à Vence, le 22 avril 1975, après la signature de son livre « Mourir à Pékin », Pierre a réalisé un happening intitulé : « Hommage à ma vieille maman, la mort ». En 1959, ça avait été, à Périgueux « Aux larmes, citoyens ! », en 1962, à Paris : « Les 40 morts », à Saint-Etienne « Danse macabre ». La question de la mort est la grande question de Pierre, comme elle a été celle de Serge III, avec sa « roulette russe », et, autrement, celle Ben lorsqu’il fait une exposition autour du suicide…
Voici donc les extraits du discours de Malraux donnés à Saint-Paul le 29 août 1997, sous deux masques superposés…
C’est le temps où…
C’est le temps où, dans la campagne, nous interrogeons les aboiements des chiens au fond de la nuit ; le temps où les parachutes multicolores, chargés d’armes et de cigarettes, tombent du ciel dans la lueur des feux des clairières ou des causses ; le temps des caves, et de ces cris désespérés que poussent les torturés avec des voix d’enfants... La grande lutte des ténèbres a commencé.
Et :
Chef de la Résistance martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent nos compagnons : elles portent le deuil de la France, et le tien. Regarde glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un drapeau de mousselines nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu’elle ne croit qu’aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande pourquoi on lui donne une salle de bain - il n’a pas encore entendu parler de la baignoire. Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d’ombres se lever dans la nuit de Juin constellée de tortures. Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie à travers les longues plaintes des bestiaux réveillés : grâce à toi, les chars n’arriveront pas à temps. Et quand la trouée des Alliés commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de France les Commissaires de la République - sauf lorsqu’on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques de Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes formées aux bazookas, l’une des premières divisions cuirassées de l’empire hitlérien, la division Das Reich.
Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle - nos frères dans l’ordre de la Nuit...
Commémorant l’anniversaire de la Libération de Paris, je disais : « Ecoute ce soir, jeunesse de mon pays, les cloches d’anniversaire qui sonneront comme celles d’il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi. »
L’hommage d’aujourd’hui n’appelle que le chant qui va s’élever maintenant, ce Chant des Partisans que j’ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d’Alsace, mêlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Ecoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France. (Pierre Pinoncelli lisant Malraux)
Pierre Pinoncelli a des aficionados qui comprennent son importance artistique et éthique, à cause d’un engagement physique qui dépasse de beaucoup celui de ses « condisciples ». A part la roulette russe de Serge III, et son séjour en prison pour avoir offert son passeport à un soldat tchèque dont il ne pouvait pas supporter la non-liberté d’aller où il voulait, Pierre est évidemment celui qui s’est coupé un doigt pour protester contre la détention (encore une fois) d’Ingrid Betencourt. Un jeune homme très sympathique, Gaëtan Bruel, en juin 2006, a écrit à propos de Pierre Pinoncelli un texte qu’il a présenté devant le jury du baccalauréat, il a eu 20/20, j’ai d’abord cru que c’était une blague, non pas qu’il ait eu 20/20, mais que ce jeune homme ait été assez jeune pour écrire si bien sur Pierre, en tous cas le titre en est : « Dada est-il encore vivant ? » Bien sûr ce texte est sur Internet, comme tout aujourd’hui, mais Pierre me l’avait envoyé, comme tout ce qui a paru sur lui, ou de lui, depuis cinquante ans… Et j’en profite pour dire que les gens de l’Ecole de Nice qui sont encore avec nous aujourd’hui, ne sont pas des « survivants », ce qui évoque la mort des « autres », mais des « encore vivants ». je vais donner des extraits du texte de Gaëtan Bruel, et aussi d’un dialogue que lui et Pierre ont eu au téléphone, mais avant cela, je voudrais rappeler que Dada a aussi été important pour les Nouveaux Réalistes, puisqu’en 1961, le « Deuxième Manifeste du Nouveau Réalisme » de Pierre Restany, s’intitule « A quarante degrés au-dessus de Dada », dont voici un extrait :
(A suivre)