Antoine Graff
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Antoine Graff : anticonformiste et (…)
On reconnaît un « Antoine Graff » de loin. Vos pliures et froissures ne passent pas inaperçues dans les galeries qui vous exposent. Comment l’idée a-t-elle germé ?
- Antoine Graff : Comme j’ai un certain bagage technique, par le fait même que j’ai vécu dans l’art depuis mon enfance, et également parce que je possédais une imprimerie, j’ai été naturellement curieux d’apprendre et de découvrir les dernières possibilités que nous offrait le monde moderne. Je pense qu’il faut utiliser ce qui nous vient du monde moderne tant qu’on le peut. Il ne sert à rien de faire de la répétition, de la redite en art. J’avais une véritable envie d’exprimer quelque chose, mais je ne savais pas vers quoi me tourner. Alors je me suis amusé un moment à utiliser mes possibilités techniques pour d’autres artistes. C’est comme cela que j’ai travaillé avec Arman, César, avec des artistes de la nouvelle figuration, tels Monory, Velikovick, Télémaque, et j’ai mis mon savoir-faire à leur disposition.
Mais vous n’aviez pas encore vraiment trouvé quelque chose de profondément personnel…
- Antoine Graff : En ce qui me concernait, je n’avais toujours aucune « raison », puisque je n’avais pas de sujet. Je pense que le sujet est ce qu’il y a d’essentiel, et cette « raison », pour laquelle on travaille, est plus importante que la manière dont on œuvre. Même si le travail peut apparaître à l’état de brouillon, à partir du moment où il a une véritable raison d’être, il a le droit d’exister. S’il n’est que pure technique, sorte d’exécution de virtuose, il n’a selon moi pas de réel intérêt, si ce n’est celui que peuvent lui porter certains amateurs du travail bien fait. A ce moment-là, cela rejoint la notion d’artisanat. J’ai donc arrêté de travailler dans ce domaine et je me suis lancé dans tout autre chose.
Comment avez-vous réussi à concrétiser cette envie de dépasser le simple savoir-faire ?
- Antoine Graff : J’avais une grosse imprimerie et j’ai commencé à me lasser. Cela ne devenait, en somme, qu’une affaire de gestion. Malgré un grand atelier, j’ai essayé de me retrouver dans ce que j’avais l’intention de faire, dés le départ, c’est-à-dire de l’art. Je n’ai fait alors que des estampes, comme des originaux avec César, Arman, Sosno et cela m’a amené à me retrouver dans une solitude totale par rapport à moi-même. J’étais devenu le praticien des autres et cela n’était pas captivant pour moi. C’est dans une sorte d’acte de désespoir que j’ai trouvé une possibilité de m’évader.
Et c’est dans le papier froissé que vous avez trouvé votre « raison » ?
- Antoine Graff : Oui, je me suis accroché à quelque chose d’une grande simplicité, la base même des arts plastiques, l’ombre et la lumière. Autrement dit, on froisse un papier et on se retrouve face à quelque chose de simple mais de, finalement, très éloquent.
Des références, des influences ont marqué votre recherche ?
- Antoine Graff : J’avais en 1988, fait une exposition mais il s’agissait de dessins, des plis que j’avais réalisés sans le savoir. Le rythme est quelque chose qui m’a toujours influencé, je suis un grand amateur de musique, ayant moi-même fait du violon, et le jazz est quelque chose d’extraordinaire qui m’accompagne depuis toujours. Il y a dans le jazz, ce côté syncopé qui rythme, on a cela aussi dans la musique baroque, je me sens très proche de ça et c’est ce que je rejoins dans mon travail d’une certaine manière. Je me suis mis aux plis en 1992 et m’y suis intéressé sérieusement. J’avais découvert « le pli » de Deleuze, « les monades » de Leibniz, toute cette philosophie séduisante et finalement très réelle. Et j’ai trouvé la raison pour laquelle je voulais travailler et m’exprimer.
Il vous a fallu du temps pour entreprendre et définir un vocabulaire qui vous soit propre ?
- Antoine Graff : J’ai commencé déjà à travailler, pendant cinq ans, dans mon atelier à Strasbourg, mais d’une façon très solitaire, sans vouloir montrer mon travail, à expérimenter et à essayer d’oublier tout ce que j’avais appris auparavant, ce qui est, peut-être, le plus difficile. Il y avait tout un tas de choses qui me parasitait et rendait mon travail moins lisible. C’est très difficile de sortir des références. Alors, il m’a fallu plusieurs années pour me libérer de tout cela et commencer à faire un travail « audible » pour les autres. Je me sens aujourd’hui tout à fait à l’aise dans mon travail.
Lorsqu’on est confronté à votre œuvre, faut-il y voir de l’abstrait ou du figuratif ?
- Antoine Graff : Je n’ai pas envie que l’on me dise que c’est de l’art abstrait. Ce n’est pas non plus du figuratif, c’est tout simplement une réalité. Je choisis, dans mes papiers fripés, des morceaux que j’assemble et que je laisse entièrement vivre. Je fais exactement ce que ferait un enfant qui, lors d’une balade, découvrirait une pierre qui ne ressemble pas aux autres et s’exclamerait « Regarde ! ». C’est tout simple.
Entrez-vous en résonance avec ce papier qui vous est si cher ?
- Antoine Graff : Le papier est une matière vivante, lorsqu’on le mouille, il s’étend, il ne se laisse pas travailler facilement, il est très autonome. C’est difficile de le travailler si on ne le connaît pas, parce qu’il fait vraiment ce qu’il veut. En même temps, il est fragile, et ce sont des choses qui m’intéressent beaucoup parce que c’est synonyme de vie. On peut, bien sûr, traiter le papier en faisant des plis systématiques, mais je bannis ce système. Je joue avec le papier et il joue avec moi. Je suis en face d’une entité que je ne maîtrise pas. Le papier m’offre tous les jours quelque chose de nouveau, digne d’être raconté.
Mais comment ce papier, une fois rigidifié, peut-il continuer à vivre ?
- Antoine Graff : C’est que ça change tout le temps, selon que l’on soit, évidemment, d’un côté ou de l’autre de l’œuvre. Le papier vit encore malgré qu’il soit stratifié et continue à s’exprimer par cette recherche de la troisième dimension qui est nécessaire, indispensable.
Sur quoi se basent vos choix en ce qui concerne ces papiers ?
- Antoine Graff : Je les choisis selon leurs imprimés, leurs textures, leurs propriétés. Une de mes œuvres, par exemple, était composée des pages du livre d’un critique d’art que j’aimais beaucoup, et donc j’avais envie de travailler avec lui et en présence de son travail. J’aime Proust ou d’autres auteurs que j’aime intégrer aux œuvres. J’ai aussi réalisé des pièces avec de la bande dessinée. Vous savez, je n’ai pas envie d’être un emmerdeur, j’ai aussi envie d’amuser les gens, donc il y a différentes motivations.
Y a-t-il dans votre façon de travailler et d’aborder l’art, quelque chose que vous aimez particulièrement faire ?
- Antoine Graff : Oui, en effet. J’aime travailler à la commande. C’est même ce que je préfère. Il y a des gens qui me remettent des photos de famille, par exemple, avec lesquelles je fais une œuvre, c’est passionnant ! Tout d’abord, parce que j’ai connu les gens, même si ce n’est que cinq minutes, je peux mettre un visage derrière cela, un ressenti. Le travail s’en trouve simplifié parce que c’est comme si j’étais assisté, et c’est agréable de ne pas se sentir seul.
Peut-être y trouvez-vous un rapport plus étroit, plus intime ? Des œuvres réellement partagées, dès leur naissance…
- Antoine Graff : Oui. Je fais de plus en plus ce genre de travail, les gens commencent à savoir que j’aime travailler comme cela. Ca me permet de progresser énormément. Il arrive qu’on m’apporte parfois, des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Je me lance alors dans de nouvelles aventures. C’est ce qui est important dans l’art. A partir du moment où il n’y a plus d’enthousiasme, la raison du travail s’arrête.
L’artiste Graff serait-il un explorateur ?
- Antoine Graff : Il faut toujours mettre le pied sur des terres inconnues. En ce qui concerne les choses que je fais, jusqu’à présent, j’ai le sentiment d’être le seul à les réaliser.
On remarque beaucoup d’œuvres monochromes. Une façon, là aussi, de rester simple ?
Je pense que mon travail est plus perceptible lorsqu’il est monochrome parce qu’on va droit au but, on est pas du tout attiré par autre chose que les plis. Alors, il peut y avoir des plis du genre papiers froissés, ou bien des plis comme des rideaux. Tout cela fonctionne bien, c’est très simple. J’ai une préférence pour ce genre de travail car j’ai l’impression d’être beaucoup plus authentique. Je suis un peu comme Mondrian, j’utilise des couleurs primaires qui me semblent mieux correspondre à une certaine rigueur. C’est comme la radicalité de Mondrian qui a échappé au geste. Il n’a fait que des barres et des aplats. C’est quelque chose que je comprends très bien et je me sens plus proche de cela.
Chacune de vos œuvres est étonnante de précision. Sans nous dévoiler vos secrets, comment réussissez-vous à obtenir une telle pureté dans le rendu du matériau ?
- Antoine Graff : Oh, je n’ai rien à cacher… (rires). Tout d’abord, je froisse, je fripe mon papier, je choisis les parties qui m’intéressent, je commence à entailler certaines surfaces et à les coller. Je les durcis par l’arrière. Je mets en place une structure en bois et le papier est rigidifié. Je fais des patrons et par rapport à ceux-ci, je découpe mes bois et j’obtiens les formes qu’il faut. Je remplis, je ponce. Je fixe le tout à la cire chaude et je coule mon polyuréthanne qui va remplir toutes les parties, sur une certaine épaisseur. Je coupe avec une scie à ruban, le résultat est net. Je m’amuse à aller toujours plus loin dans la complexité. Cela donne une œuvre beaucoup plus dense, plus rythmée.
Vous êtes très exigeant avec vous-même dans l’écriture plastique.
- Antoine Graff : Il faut que ce soit impeccable, pour que l’on oublie le travail. Quand le travail n’est pas impeccable, on s’en rend compte. Là, on n’y pense même pas. Il ne doit apparaître que les plis.
Rien n’était joué d’avance en la matière. Il vous a fallu mettre au point une technique ?
- Antoine Graff : En effet, il y a tout un système que j’utilise, depuis que j’ai commencé, et que j’améliore. Il me faut parfois une semaine pour réaliser certaines œuvres mais au fur et à mesure, la technique s’affine. Je pense que personne ne travaille comme cela. Il faut tout inventer, tout imaginer…
Au fond de l’atelier, on peut apercevoir des pièces de grandes dimensions… Seriez-vous attiré par l’art monumental ?
- Antoine Graff : Oui bien sûr ! J’aimerais beaucoup… il y a plein de possibilités. Plus c’est grand, plus c’est attrayant, car on rentre plus facilement dans cet univers. Des pièces immenses, ce serait quelque chose de magnifique, mais là, il faut des commanditaires (rires)…
L’art… est-ce une question de temps, de maîtrise, de hasard ?
- Antoine Graff : Bien sûr, il faut avoir le temps. C’est comme pour un écrivain ou un musicien, on ne peut répéter toujours la même histoire, on va utiliser la prose pour raconter des récits différents, les notes pour composer des airs de musique.... Je fais la même chose, je dispose de possibilités pour exprimer mon langage, ma raison. C’est une chose qui mérite d’exister car ça ne se fait pas. Quelque part, ça me rassure et j’ai envie de l’exploiter toujours davantage. Même si je dirige les opérations, dans mes froissements, il y a toujours une grande part de hasard, c’est une chose merveilleuse, c’est un bonheur même ! On doit tout au hasard. J’ai rencontré un tas de personnes par hasard, on naît par hasard… Je crois qu’il y a une logique de l’existence et j’ai l’impression, en travaillant, que je suis fidèle à cette logique.