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Les figures libres de Louis Chacallis

Au début des années 197O, les préoccupations des artistes se portaient sur une possible prolongation de l’acte de peindre. Les notions figuration/abstraction devenus caduques, les perspectives s’ouvraient autour de la représentation. Fin du motif, fin du sujet ? Beaucoup de questions défrichèrent de nouveaux horizons et de nouvelles pratiques apparurent. C’est à cette époque de profonde mutation où l’art plastique repoussait sans cesse ses limites, prenant comme tête de turc les figures imposées, que Louis Chacallis s’imposa en tant qu’acteur du renouveau de la peinture sur la scène nationale. La question de "l’espace du tableau" s’y posait en tant qu’objet. Un credo qui vit l ‘éclosion du courant Supports/Surfaces. Un mouvement qui ouvrit en 1968 son chapitre au cœur du village de Coaraze la même année où l’exposition « Inter VENTION » à Saint-Paul-de-Vence marquait avec Alocco la formation du groupe 70 où Louis Chacallis s’était engagé avec Max Charvolen, Vivien Isnard, Serge Maccaferri, et Martin Miguel. Dans ce terrain arable, Chacallis commença à développer des séries courtes permettant de garder l’intensité dans l’œuvre tout en lui conférant des formes susceptibles de travailler la profondeur de la couleur dans l’espace. Après une période de recherche qui l’amène à concevoir des œuvres sur forme de questions, de possibilités (tableaux, boîtes à idées, etc.), l’artiste engagera ses premières déconstructions des 1972 avec la série « les indiens ». Un choix qui lui permit de confronter les signes culturels appartenant à l’Orient et à l’Occident mais surtout de poser un premier jalon dans sa volonté de donner d’autres formes à la peinture. Le deuxième jalon se fera une dizaine d’années plus tard avec les anamorphoses. Cet « art de la perspective secrète » dont parle Dürer a connu depuis que Piero della Francesca l’initia des applications diverses dans le domaine de l’architecture et du trompe-l’œil. Chacallis, fasciné par le Quattrocento, s’en accapara pour faire le tour complet de l’œuvre picturale toujours à la recherche du « point de vue » idéal.
Alors que l’école de Nice vient de réaliser 40 ans plus tard de nouvelles performances mais cette fois sous le marteau du commissaire priseur Patrick Rannou-Cassegrain lors de la vente aux enchères du 31 octobre, Louis Chaccalis, qui y présentait entre autre son fameux « Derviche tourneur », s’est confié à nous :

©H. Lagarde

On dit souvent que l’enfance est déterminante, quels souvenirs gardez-vous de la vôtre ?
J’ai quitté à 16 ans l’Algérie, je ne garde que très peu de souvenir de la guerre. Comme mon père tenait un agence maritime, nous avons beaucoup voyagé. J’ai vécu un temps au Yémen. C’était alors un pays vivant reclus sur lui-même comme au Moyen Age. Il y régnait un climat de violence qui, ajouté à une forte homosexualité, ne rendait pas la situation sûre pour le jeune homme que j’étais. Un jour que je me promenais dans la ville de Sama avec les deux gardiens yéménites qui ne me quittaient jamais, j’ai découvert au détour d’une place des pieds et des mains coupés. Certaines parties étaient sèches, d’autres encore sanguinolentes. Cela devait être les membres de voleurs à qui l’on avait fait subir ce châtiment de circonstances à l’époque. Cet épisode m’a profondément bouleversé, j’ai dû faire une pièce il y a quelques années pour me libérer de cette vision.

Les années 70 furent un véritable laboratoire d’expériences, certaines ont-elles eu une influence sur votre travail ?
Ce qui est sûr, c’est que les problèmes ethniques culturels étaient abordés par la plupart des créateurs. C’était un thème récurrent, surtout chez les artistes américains. Je me suis moi aussi imprégné de ces problématiques de déracinement, de transplantation, comment voyage-t-on avec ses racines ? Mais cela tenait aussi de ma propre expérience : j’ai toujours été en mouvement, je suis un apatride. Un critique a dit de moi que je vivais un double exil, celui par rapport à mon pays natal et celui de la peinture.

La figure de l’Indien est venu à ce moment-là s’inscrire dans votre projet. Vous regrettez parfois que cette figure à forte coloration ethnique soit devenue aussi envahissante quand on aborde votre œuvre.
Oui, dans la limite où ce n’était qu’une étape dans ma réflexion sur la peinture, une étape que l’on a souvent mal interprétée. J’ai emprunté ce thème au climat ambiant et au discours qui régnait à cette époque mais ce n’était qu’une béquille, ce n’est pas tant l’indien et sa culture, ses vêtements, le fétichisme qui l’accompagne qui m’intéressaient que le travail que je pouvais tirer de tout ça sur le plan formel pour poursuivre ma quête de déconstruction de la toile.

Y a-t-il des artistes qui vous ont dans ces années là impressionné ?

©H. Lagarde

En 1969 à Paris, j’avais vu une expo consacrée aux artistes abstraits américains. L’un d’eux peignait des grands aplats de couleurs avec beaucoup de matière sur des châssis compacts. Je sentais que ces peintres avaient besoin de donner de l’épaisseur à leurs œuvres. Quand on regardait bien on pouvait presque y voir un objet. Cela m’a conforté dans mon envie de donner du volume à l’image, de faire quitter la peinture de son cadre habituel.


Vous parlez souvent de peinture, mais les pièces que l’on voit dans votre atelier semblent plus proches de la sculpture ?

Ce ne sont pas des sculptures mais bien des peintures. La question ne se pose plus pour moi depuis des années mais elle s’est posée et se pose effectivement encore aujourd’hui pour les autres. A un galeriste qui me posait déjà cette question à mes débuts, j’ai répondu : est-ce que pour voir, il ne faut pas concevoir d’abord ? Je m’explique : pour voir les choses il faut s’en empeigner longtemps. Vous ne pouvez voir une chose que vous ne concevez pas. Prenons un exemple concret. Les Egyptiens faisaient des bas-reliefs, ils étaient peints mais si vous enlevez les formes vous ne voyez plus rien, ne comprenez plus rien.

Quand Paolo Uccelo inventa la perspective ce fut une révolution. Quelques siècles plus tard, le cubisme proposait une autre façon de voir en tournant autour de la figure. Votre travail met en avant une autre perception, non ?
Certainement, dans la mesure où la technique du cubisme en peinture est restée une représentation à plat des volumes, donc assujettie à la toile. J’ai voulu aller plus loin. Depuis 68, mon travail a pris des formes différentes mais l’idée de fond est toujours demeurée la même. J’ai commencé par les boîtes à idées. Je partais du travail de Duchamp qui a mis en boîte la peinture, moi j’ai mis en boîte des idées. J’en ai réalisé une centaine qui ont pour support visuel des œuvres capitales dans l’histoire comme « les Demoiselles d’Avignon » de Picasso, ou « le Radeau de la Méduse » de Géricault.
Je suis passé à la thématique des Indiens tout de suite après. Mais peu de gens ont vu la relation entre ces deux travaux. Après il y a eu les arcs, là je voulais mettre le tableau sous tension, tendu sur un châssis courbé. J’ai fait ensuite des bouillonnés, des tissus peints et froissés puis des drapés et enfin des tableaux soufflés. L’idée était de déformer la peinture. Je peignais à plat deux toiles posées l’une sur l’autre. Ensuite tout cela était mis sur une matrice, tendu et durci avec de la résine. Cela devenait une pièce rigide présentant plusieurs dimensions au regard du spectateur.


Avec l’anamorphose, vous franchissez une autre étape, qui pose avec encore plus de radicalité la question : comment faire de la peinture sans avoir recours à la surface plane de la toile ?

Le recours à la technique de l’anamorphose était plus pour moi un moyen de justifier une démarche entamée depuis longtemps que de proposer de la nouveauté. En fait la peinture vous pouvez la voir différemment, j’ai souhaité proposer de la peinture en perspective, rendre sensible l’idée de profondeur dans la 3ème dimension. Les tableaux ne m’intéressant plus, mon obsession était de réinventer l’espace de la peinture. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai emprunté et détourné avec les anamorphoses les thèmes et certaines œuvres à la peinture classique comme la chaise de Van Gogh. J’ai exploré la technique avec toutes ses variantes : le point de vue, le tableau, la figure humaine, la couleur, les vues latérales, etc. Le tableau s’est relevé sous des angles inusités, les anamorphoses permettant d’avoir plusieurs lectures d’une œuvre. En tournant autour, le spectateur pouvait faire et défaire la scène, le sens, la peinture elle-même.

Si on pousse le raisonnement, vous avez anticipé à votre façon le règne de l’image en trois D que l’on nous promet depuis le nouveau millénaire.
D’autres avant moi ont ouvert des pistes dans ce sens-là. Popoff est un artiste niçois qui m’a marqué dans ce domaine. Il a été tué en Belgique suite à une relation qu’il entretenait avec une l’épouse d’un ministre égyptien. Il était souvent présenté à la galerie de Paris où il a créé avant les années 80 une exposition incroyable avec le soutien du philosophe Gilles Deleuze. Il avait numérisé toute l’exposition qu’il avait ensuite projetée grâce à un procédé dans la galerie. On pouvait voir les œuvres et visiter l’exposition virtuellement alors que l’espace était en réalité vide. L’idée d’affranchir le contenu de son contenant m’a toujours fasciné.

Bon nombre de ces techniques de représentations virtuelles ont été créées dés le 19ème siècle pour le théâtre comme les dioramas ou le Panorama Bourbaki à 360°.
C’est vrai ! Il faut savoir que l’italien qui a inventé la toile venait lui-même du théâtre. Bientôt l’image cinématographique sera elle aussi débarrassée de l’écran. Tout cela, même si cela concerne une autre génération, m’intéresse beaucoup. Ceci dit, ces techniques suscitent plus d’applications commerciales que de propositions d’artistes.

©H. Lagarde

Quelles directions prennent vos travaux plus récents ?
C’est effectivement un nouvel enjeu qui prend en compte les espaces vides. Je ne voudrais pas trop déflorer ce sujet qui fera l’objet d’une exposition au printemps 2010 à la galerie Sapone. Disons que je suis revenu aux figures avec une technique mixte. Ce qui y sera montré est un travail sur la croix, sur sa forme plus que sur le fond. Cela n’a aucun rapport avec la religion, c’est juste le support qui m’a intéressé. « Pourquoi les artistes s’encombrent-ils à chercher des idées au travail, la Croix Chrétienne se suffit à elle-même », disait Tapies. Le personnage christique reste secondaire, il varie d’ailleurs selon les propositions. C’est l’effet qui préside à cette œuvre qui a retenu mon attention. Le signe est réduit à quatre images-fragments, essentielles au travail sur le corps et ses expressions : les mains, les pieds, le visage. Les espaces qui les séparent participent à cette nouvelle déconstruction. Je suis vraiment curieux de voir la réaction des gens.

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