Filles à fil
Alexandra Ferrarini et Emmanuelle Esther sont nées à Nice à deux jours d’intervalle - l’une le 11, l’autre le 13 juin 1979 - au moment où l’Angleterre montait sa nourrice en épingle et où les crêtes hérissées narguaient le traditionnel melon gris-muraille.
Si leurs cursus sont différents, l’ombre d’une grand-mère rivée à la machine à coudre plane encore dans leurs bagages de stylistes. L’une tricote, l’autre coud. Emmanuelle n’a pu résister à l’appel de la laine, Alexandra au cri de la soie ! Et comme si cela ne suffisait pas, nos deux modélistes « mono-matière » dont les créations sont suivies à Nice par la boutique « Les Fées de la création » quittent parfois leurs ateliers, l’une pour le « Street art » l’autre pour l’illustration…
Filature de deux petites mains décidément insaisissables !
D’Emmanuelle Esther à Ema Tricopathe
Pelotes, aiguilles à tricoter, dés à coudre, on croyait ces biens paraphernaux définitivement tombés pour la France avec la révolution sexuelle… Pas si vite ! Emmanuelle Esther dépoussière la quenouille pour redonner à la laine une seconde jeunesse. Contre sa fonction vitale, elle joue l’esthétique et la dérision. A tout prix se rendre inutile…et si, en 2008, le superflu était devenu plus que jamais l’essentiel ?
– C’est grâce à un père tapissier décorateur et une mère diplômée en couture qu’Emmanuelle Esther découvre dés le plus jeune âge les mystères de la Singer. Au sortir d’une école de couture, elle crée une collection de sacs à mains avant de céder à l’appel de la laine.
– C’est dans une grande mercerie niçoise franchisée « La Droguerie » où elle travaille, qu’elle redécouvre toute la magie de ce monde fait de pelotes girondes et moelleuses et d’écheveaux de mohairs entrelacés. Une obsession héritée de sa grand-mère. Et comme envoutée par cette matière à rêver qu’elle aime toucher comme on caresse un chat, elle se met à l’ouvrage !
Point mousse ou jersey, elle signe d’abord « Emmanuelle Esther » des vêtements à taille unique.
– Puis des plastrons, ceintures, des robes dos nus pour des petites filles modèles qui sont souvent ses propres copines, des accessoires décalés pour « chat beauté », des nœuds papillons pour gentleman « border line », qui se changent en mini-bagues douillettes ou en gros nœuds à cheveux malicieux pour quelques Alice égarées entre le pays des Merveilles et un épisode de « Sex in the city ».
Mais plutôt que d’ouvrir une boutique et de subir les contraintes financières et créatives, elle décide d’installer sa vitrine sur « My Space » : « L’univers du tricot, ce n’est pas très commercial, mais en vendant mes pièces uniques sur commande et en ligne et certains accessoires chez Les Fées de la création, ça marche. En tous cas je partage avec Alexandra le fait que l’argent ne soit pas une priorité, nous ne sommes pas des working girls cousues d’or ! ». Et pourtant les demandes affluent sur le net en même temps que le cercle de ses fans s’élargit…
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Dans le même temps Emmanuelle va se changer en Ema Tricopathe en découvrant, via une bande de jeunes américaines énervées, le mouvement « Knitta Please ». L’idée est simple. Ces dernières s’emparent de l’espace public en tricotant clandestinement son mobilier urbain : « Bergère de France les avait invitées pour une performance à Paris ».
– L’appel de la rue est le plus fort ! Ema Tricopathe ne peut y résister. A ce jour elle a maillé plus d’une centaine de spots en ville avec une préférence pour les feux tricolores : « C’est ce que l’on voit le plus ! ». Pour ces commandos laineux, elle devient Tricopathe après les douze coups de minuit.
Ce n’est pas du vandalisme lui a confirmé à potron-minet un employé municipal : « Vous n’abîmez rien et ça s’enlève d’un coup de cutter ! ». Trop vite à son goût « la plupart ne tiennent pas plus d’une semaine voire trois jours, regrette-t-elle, mais c’est la règle du jeu ! ».
Ema Tricopathe a-t-elle inventé le nouveau tag urbain ? C’est en tous cas un tag de nanas tout en douceur qui vient de naitre avec succès à Nice, au point même que certains « graffers » lui aient demandé de revêtir de laine leurs bombes de peinture !
La route de la soie d’Alexandra Ferrarini
C’est à partir de tissus vintages des seventies ou de l’Inde traditionnelle qu’Alexandra Ferrarini renouvelle le « sex appeal » des jeunes filles modernes. Revival ? Pas vraiment car sa ligne de vêtements O+ wear se contente de sampler ce patrimoine culturel comme n’importe quel Dj, l’esprit est ailleurs !
« Est à la mode que ce qui a été oublié ! » disait Marie-Antoinette, cette maxime Alexandra l’a faite sienne pour insuffler un zeste de subculture dans une mode qui ressuscite la lolita en version sexy, zen et minimale.
– « Ma grand-mère confectionnait tous mes vêtements et je l’aidais. Dès l’âge de 21 ans j’ai été rattrapée par la couture, mais je voulais réaliser mes vêtements de A à Z, ne pas être techniquement dépendante ». Alors à 19 ans la jeune niçoise s’offre une échappée belle dans la capitale. Sept ans plus tard elle revient au bercail pour y lancer sa propre griffe : « Quand je suis partie de Nice, je maudissais cette ville. Aujourd’hui je la redécouvre, les choses ont évolué ici et puis il y a cette lumière qui inonde mon atelier. Même à l’intérieur, j’ai l’impression d’être à l’extérieur, c’est l’idéal pour travailler, loin des pollutions parisianistes de la mode ».
Mais de la furie de Panam elle ramène une formation de modéliste et un séjour chez la styliste « Vanessa Bruno ». Un savoir-faire qui, grâce à une bourse et un parrainage - qu’elle obtient en décrochant en 2006 le « défi jeune » - lui permettent de lancer le concept O+ wear.
– Une première collection est présentée en mars 2007 au « Volume » à Nice, lors d’un défilé- concert qu’elle organise avec Emmanuelle Esther alors en stage dans son atelier. Les deux stylistes niçoises partagent en commun l’amour de la matière : Je puise l’inspiration de mes modèles à partir de tissus chinés. En ce moment je travaille sur de longs saris ramenés des Indes. Comme ils font 7 mètres sur 1, 60 mètre je ne peux pas couper n’importe où. Là encore, c’est le tissu qui dicte sa loi ! ».
Jersey poids plume, voiles de coton, tissus éponge façon lichen lui inspirent des vêtements à géométrie variable aussi près du corps que faciles à vivre. Quant aux imprimés fleuris ou psychédéliques, ils sont utilisés en contrepoint ou en léger patchwork « juste pour donner du rythme aux lignes épurées qui plaisent aujourd’hui ».
– La ligne, tirée en édition limitée, reste évolutive et se décline ainsi sur une dizaine de thèmes grâce à des accessoires amovibles : capuches, cols ou manches.
Coté influences, Alexandra qui a goûté à ses débuts aux planches du théâtre (de L’Alphabet à l’Actor’s Studio à Paris) parle volontiers de littérature, d’art plastique ou de cinéma et avoue être incapable de coudre sans écouter de la musique.
– Passionnée par le dessin, elle enseigne également la technologie du textile et de l’infographie à l’école Pro Artigraph à Nice où Emmanuelle fut d’ailleurs l’une de ses élèves.
Sa passion du dessin l’a amenée à concevoir également des pochettes pour des albums rock. Et puis il y a le Japon ! Un pays qui la fascine depuis sa plus tendre enfance : « J’ai étudié la langue à 19 ans, et me suis immergée dans cette culture pleine de paradoxes via ses mangas et sa littérature ». Sa collection puise d’ailleurs toute son essence spirituelle dans le Nanga : « Un mouvement pictural nippon du XVIIème siècle qui vise à s’affranchir des écoles pour privilégier l’interprétation libre de la nature » explique-t-elle.
Et c’est libre comme l’air que la ligne O+ wear a investi depuis deux ans des boutiques à Londres, Paris, la Hongrie, et Nice. Mais Alexandra garde la tête froide, elle veut continuer à réaliser son travail ici, tout en continuant à tisser des liens au plan national ou international. Parallèlement à ses créations, elle vient de développer pour une autre marque une ligne de vêtements fabriqués au Népal à partir de tissus autochtones.
Trouver leurs créations :
– www.emmanuelle-esther.com
– [email protected]
Les photos d’Emmanuelle et d’Alexandra ont été réalisées par JCh Dusanter à la Villa Cameline à Nice.