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Bernard Pagès, le mariage des contraires

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Papiers, Bernard Pagès

Fin : Juin 2015 Voir l'événement

Photo Jch Dusanter (détail)

Des avant-bras noueux de travailleur de force mais le regard concentré du penseur, une moustache gauloise d’origine paysanne mais le cheveux mi-long du marginal des seventies … tel apparait Bernard Pagès à qui tente de percer son mystère. Car ne comptez pas sur lui pour se confier ni faire de l’introspection : l’homme est dans l’action, seul le travail l’intéresse. Et d’ailleurs, son oeuvre parle d’elle-même, toute seule, et au plus grand nombre. Bravo l’artiste.

L’acier industriel associé à la paille campagnarde, le tronc d’arbre créée par la Nature au plexiglas issu de mélanges chimiques, le mélèze de nos montagnes au grillage de nos clôtures, le métal rouillé et tordu au galet poli par le temps … Entre ville et campagne, nature et culture, bon grain et ivraie, Pagès ne choisit pas : il oppose, confronte, fait dialoguer des éléments contraires, incompatibles. Et le miracle se produit : entre ces éléments contradictoires, un équilibre se fait malgré tout, fragile, émouvant, poétique … artistique. Bien sûr, on se prend à se demander si Bernard Pagès fonctionne ainsi dans sa vie, forcé de cohabiter avec son contraire - selon le principe des pôles opposés qui s’attirent - ou si c’est juste une méthode créative, une logique interne à son oeuvre ?

Un hangar ouvert à tous vents comme fidèle atelier de création
Photo JCh Dusanter

Mais l’homme est discret, secret, sans états d’âme. Fidèle au lieu en bon terrien qu’il est, il vit depuis plus de 35 ans au même endroit, dans la même modeste maison du côté de la Pointe de Contes. Et travaille sous le même hangar ouvert à tous les vents, confrontant ses oeuvres au même paysage tourmenté de pins parasols.
Apparemment peu soucieux de confort matériel, on l’imagine affrontant avec délectation le soleil cuisant aussi bien que le froid mordant. Et c’est quand il parle, avec son accent légèrement rocailleux, que se dessine le parcours d’un artiste qui réfléchit et qui sait où il va !

Trois ans de gestation silencieuse

Bernard Pagès est né en 1940 dans une ferme des bords du Lot dans le Quercy. Une origine paysanne relative car, même si ses grands-parents cultivaient la terre, son père fut inspecteur pour les assurances et voyageait beaucoup. C’est cependant dans cette ferme qu’il vécut durant sept ans, entouré de ses trois frères et sœurs.
Une vie campagnarde mais une sensibilité à la chose artistique, qui le poussera vers la capitale, avec l’idée de se perfectionner en peinture. Mais, sans doute pas assez "beau parleur", il se fait recaler à l’oral aux Beaux-arts de Paris … et "trouve refuge dans l’atelier d’art sacré, place Furstenberg, où enseigna auparavant Maurice Denis, et où un prof enthousiaste lui ouvre des horizons".
C’est donc par la peinture qu’il commence sa vie d’artiste, avant de se marier à 24 ans, et de venir s’installer dans le Midi, la région natale de sa femme. D’abord dans le petit village perché de Coaraze, où, comme il a de l’espace, il peut démarrer la sculpture. Car entretemps, il a découvert Brancusi, ou du moins son atelier parisien reconstitué après sa mort : une sculpture « faites dans la matière » qui lui parle, lui semble moins conventionnelle et plus accessible.
Et surtout car il a reçu, dès son arrivée sur la Côte, le choc des Nouveaux Réalistes, lors d’une exposition aux Ponchettes à Nice fin 1966.

Oeuvre de Bernard Pagès
Photo Jch Dusanter

Et s’il juge les accumulations d’Arman un peu « scandaleuses », c’est Martial Raysse qui l’éblouit et le réconcilie avec la Côte d’Azur. Et surtout Yves Klein, avec sa façon si novatrice d’utiliser les éléments de la nature, l’air, le feu … Bien lui en a pris de s’établir à Coaraze, car c’est là qu’il rencontre le critique d’art Jacques Lepage puis, tous les grands noms du mouvement Supports/Surfaces (Saytour, Viallat, Dezeuze, Dolla…), avant de participer à l’historique exposition de 1969 dans le village.
Bientôt, il quitte Coaraze pour La Pointe de Contes, « un endroit plus commode d’accès pour les semi-remorques » et où il est encore aujourd’hui.
S’ensuivent trois années de travail acharné et d’expérimentations à l’abri des regards : période féconde où il collecte des matériaux, tente des expériences, expérimente des combinaisons, des séries, des classifications, des agencements … Par exemple, il récolte des morceaux de fils de fer puis les nomenclature selon les différents types de ruptures, de jonction, de ligatures. Ou encore combine des éléments « identiques en quantités, formats et volumes mais fait de matériaux opposés ».

Photo Jch Dusanter

Bref, il s’impose des « règles indispensables » qui lui serviront ensuite de « canevas de travail ». Toute son oeuvre en découle, même si ces principes se sont par la suite assouplis.
Lors de l’été 1975, et après avoir fait beaucoup de petits boulots pour vivre, il décide de « ne plus jamais travailler pour quelqu’un ».
C’est de cette année que date sa première exposition personnelle importante à Paris, qui sera suivie de beaucoup d’autres. Parmi les plus mémorables, celle de Beaubourg (hiver 1982-83), celle du CAPC de Bordeaux (1984-85), puis du MAMAC tout récemment, qui lui a demandé pas moins de deux ans de travail. Dès 1976, il se fait remarquer par la critique : Pierre Gaudibert dans Art Cahiers, puis Lamarche-Vadel, Yves Michaud, Xavier Girard … Grâce à la loi Lang du milieu des années 80, les commandes publiques affluent : université de droit d’Aix, lycée de Menton ou de Vence, palais de justice d’Epinal, BMVR de Marseille … sans oublier, en avril 2007, « Vent debout », rond-point des Baraques sur la commune de Nice …

Photo Jch Dusanter
Photo Jch Dusanter

Un atelier à la campagne

Pagès fait dialoguer les éléments contraires
Photo Jch Dusanter

Aujourd’hui, ses convictions esthétiques n’ont pas varié. Son oeuvre reste « hantée par la mémoire du monde rural », selon la belle expression de Xavier Girard. Mais avec une ligne directrice, une « épine dorsale » forte, à l’image de cette oeuvre gigantesque réalisée par l’artiste en 1984 et pièce maitresse de la rétrospective du MAMAC en 2007.
Car Bernard Pagès ne laisse rien au hasard, aime l’ordre. Si ses outils sont « rudimentaires », il les veut bien rangés, alignés, faciles d’accès, à l’abri de la pluie.
Même s’il est aujourd’hui aidé par un assistant, et qu’il s’agit souvent de restaurer des pièces anciennes (dévisser, démonter, remonter), le travail reste pénible, difficile, physique.

Photo Jch Dusanter

On l’imagine passant toutes ses journées sous son hangar en plein air, dimanches compris, à scier, forger, meuler, percer, poncer, tordre, enduire de peinture … Sans oublier de « réfléchir, trouver des solutions » car « c’est un travail qui se régénère constamment, qui n’est pas entaché par l’usure ou l’ennui ».
D’autant plus que, se fiant à la logique des matériaux - des matériaux bruts, prélevés dans notre environnement naturel ou industriel - il improvise, sans savoir à l’avance comment la sculpture va finir. De même, le titre de l’œuvre ne vient qu’après coup : les trois Grâces, la Torse, L’échalier, l’Echappée, la Matrone, les Cariatides, l’Acrobate, les Houppes, les Fléaux, les Surgeons et les Flamberges, le Dévers, le Pal …

Entre références à la figuration ou à la ruralité, Bernard Pagès transfigure la laideur en beauté, le plomb en or. Comme un alchimiste …
Existe-t-il une plus belle définition de l’artiste ?

Par Florence Canarelli - Article paru sur Art Côte d’Azur magazine oct 2008

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