Très rarement représentée, « Thyeste », traduit par Florence Dupont, est d’une splendeur sombre et féroce qui influença beaucoup la violence dans le théâtre de Shakespeare.
Tandis qu’Atrée règne sur Mycènes, Thyeste, son frère jumeau, séduit sa femme afin qu’elle vole pour lui la tête du bélier à la toison d’or qui donne le pouvoir. Fou de douleur et de fureur, Atrée fait manger et boire à Thyeste la chair et le sang de ses fils, lors d’un banquet. Horrifié, le soleil disparaît .Voilà le sujet de la superbe pièce de Sénèque ! C’est bien gore, on ne rigole pas chez les Atrides !
Philosophe stoïcien, précepteur de Néron puis son conseiller, Sénèque (vers 4 avant J.C.-65 après J.C.) se confronte ici, avec des références aux mythes grecs, à l’irreprésentable : le meurtre d’enfants et le cannibalisme, qui s’ajoutent à l’adultère et au vol. Il va jusqu’à l’os de la tragédie, puisque Atrée retrouve sa légitimité royale en tuant et faisant cuire ses neveux. Pour lui, il ne s’agit pas d’un acte bestial, mais d’un sacrifice. Ainsi, c’est l’humanité que Sénèque convoque et provoque. L’individualité ne comptait pas dans l’Antiquité.
Atrée est un monstre pour lui-même. La violence porte sur un jumeau, un double, un autre soi-même. Comment devient-on un monstre de soi à soi ?
Très inventif, le décor est splendide avec les restes d’une immense statue, d’un côté une impressionnante tête et de l’autre une main ouverte. Au sol, au centre du plateau, est dessinée une étoile d’où va surgir le fantôme de Tantale (Eric Challier). Le public est saisi d’entrée par une étonnante scène entre lui et la furie (époustouflante Annie Mercier) qui déclenche le drame. Toute la distribution d’une incroyable énergie est remarquable. Emeline Frémont mène parfaitement le choeur. La musique de Clément Migret joue un rôle important et les lumières de Philippe Berthomé et Antoine Travert ajoutent au fantastique de la pièce. Sans oublier les costumes (signés Sylveste Dequest) d’une originalité très inventive.
Avec son incontestable audace, le jeune Thomas Jolly (36 ans) est devenu une figure centrale du théâtre français.
Il faut voir « Thyeste » pour comprendre comment il est passé en quelques années du statut de jeune espoir à celui de metteur en scène d’un immense talent, capable de représenter l’irreprésentable en grand format. Il défend le théâtre populaire comme un lieu magique où des personnes se rencontrent pour « s’émouvoir et penser ensemble », dit-il.
Outre la mise en scène insolente et bluffante, mélange de tradition et de modernité fantastique, Thomas Jolly sera donc présent sur scène dans le rôle de l’abominable Atrée. C’est un immense défi que d’interpréter ce monstre qui fréquente les recoins les plus abominables de l’âme humaine, mais il prouve qu’on peut jouer l’injouable.
« Thyeste » est certainement un des spectacle les plus fascinants de l’année, sinon de la décennie ! A voir sans hésiter !
Caroline Boudet-Lefort