Chiens et passants circulent, et voilà que Zigou, le chien d’une passante, mord le mollet d’un homme sur un passage clouté. Rien de plus banal, mais l’incident va prendre des proportions incontrôlables et l’escalade en vient à la crainte d’une épidémie, d’une apocalypse, et quoi encore... Une femme témoin s’en mêle : il faudrait aller à l’hôpital Pasteur se faire vacciner contre la rage, mais l’individu mordu refuse et l’incident devient tragique. Marguerite Duras s’est toujours intéressée aux fait-divers, comme dans « L’amante anglaise ». Dans « Les eaux et forêts », d’un minuscule fait-divers, un fait-divers de rien du tout, elle en fait toute la pièce.
Pourquoi les passants prolongent-ils leur discussion faite de confidences et de secrets dévoilés ?
Pour échapper à l’ennui ? Oublier le quotidien ? Dans ce coin de rue où nos trois solitaires se sont croisés, chacun y va de son histoire souvent d’une drôlerie désenchantée. On découvrira au fil de dialogues décousus à plaisir, le style de vie de chacun d’eux, qui va parler de son quotidien le plus banal et se laisser aller à des confidences. Rencontre ou non, c’est bien de la solitude urbaine dont il s’agit, mais malicieusement, sans s’apitoyer.
Avec « Les eaux et forêts », on est dans le théâtre de l’absurde, comme celui de Ionesco ou de Beckett, mais Marguerite Duras joue avec les codes et semble flirter avec Tchekhov et sa nostalgie du passé.
Nombreux sont ceux qui connaissent l’auteur de « L’Amant » ou « India Song », et qui ne savent pas combien Duras avait écrit des textes drôles, très drôles. Elle a appelé ça une littérature d’urgence où elle laisse le mot venir quand il vient, l’attrapant comme il arrive dès sa place de départ, ou ailleurs, quand il passe. En à peine plus d’une heure, cette courte pièce, véritable petite fable presque surréaliste, dérange et déroute en mettant à mal de nombreuses théories philosophiques ou psychanalytiques.
En plus de la littérature et du cinéma, Duras a fait du théâtre une de ses trois expressions, en un temps où l’art dramatique basculait, avec les autres arts, dans une nouvelle modernité.
Pour elle, l’écriture des dialogues a rejoint l’écriture littéraire et sa manière de fuir les certitudes univoques. Comme dans ses romans, elle l’a fondée sur un rapport inédit de la parole et du silence et sur le développement d’une action devenue énigme.
Ici, pas la moindre « petite musique » de Duras. Le charme lancinant de son écriture ne se prête pas à cette pièce qui n’a ni l’ampleur ni le souffle du désir et de l’amour. Pris dans la forme du récitatif, c’est joué comme si l’acteur livrait à tout moment le secret d’une vie. Brigitte Catillon se montre perfidement mielleuse et Catherine Matisse, bourgeoise à la vie terne, laisse échapper des petites phrases qui bousculent. Râleur mais bon vivant, Charlie Nelson, joue le pauvre bougre dominé par les deux promeneuses BCBG. Il pousse volontiers la chansonnette, fut-elle paillarde. Chacun évacue ses contradictions, étant alternativement gai ou triste, médiocre ou intelligent.
Avec humour, Duras précise, parmi les dialogues, les aboiements de Zigou. Dans l’impeccable mise en scène de Michel Didym, trouve-t-on le décalage et la sublimation typiques de Duras ? Ou son regard ironique, à la fois bienveillant et lucide, sur ses dérisoires personnages qui, pour elle, représentaient l’essentiel de l’humanité faite de bonheurs et de drames.
Caroline Boudet-Lefort