Ratatinées chez elles, deux vieilles femmes se houspillent sans cesse. Deux soeurs proches de 100 ans, Rusinella et Carolina. La vie semble simple dans leur maison, un refuge qui est tantôt une souricière où les deux soeurs s’étouffent l’une l’autre, et tantôt un tremplin vers l’évasion. Elles ont toujours été laides et l’âge n’arrange rien.
Ce sont deux acteurs qui campent ces deux vieilles tremblotantes, ratatinées et courbées par les ans. L’un d’eux est même barbu. Est-ce lui qui se fait traiter par l’autre de « sorcière poilue » ? Impossible de s’en souvenir.
Travestis ou presque nus comme des bêtes de foire, ces deux bouffons nous entraînent dans leur délire. Tous les traits de la laideur sont énumérés par l’un(e) et l’autre, car elles les revendiquent, quoique pourtant elles prétendent pouvoir séduire le Roi. Il faut préciser que celui-ci a entendu la voix de l’une d’elles, ce qui l’a totalement ravi et émoustillé, ne sachant pas qu’elle est celle d’une vieille.
Cette pièce insolite et audacieuse, comme Emma Dante sait les faire, lui a été inspirée d’un conte écrit par Giambattista Basile, un poète napolitain du XVIe.
A Naples, on y est vraiment dans cette farce qui évoque la commedia dell’arte et le théâtre de tréteaux ainsi que l’avait réactivé Giorgio Strehler avec son fameux « Orlando Furioso », dans les années 1970.
Dans cette « Scortecata », les deux comédiens - Salvatore D’Onofrio et Carmine Maringola – s’en donnent à coeur joie pour éberluer le public écroulé de rire. Au texte de base retenu par Emma Dante d’après les écrits de l’auteur, s’ajoutent, débitées à toute allure, les improvisations faites par les prodigieux acteurs, tous deux seuls sur scène, avec au centre un petit château de pacotille posé sur un escabeau.
Tout tient au jeu à fleur de peau des deux acteurs animés par une fantaisie inventive et truculente, parfois même triviale. La scène d’embellissement du corps avant de rencontrer le Roi est particulièrement « gratinée » dans ce sens. L’un dit à l’autre grand gaillard qu’ainsi il est « un joli bout de femme ! » Impossible de résister à s’esclaffer devant les mimiques qui accompagnent chaque mot, et aux jeux de scène où ils se retrouvent à poil. Dans son travail, Emma Dante accorde une place importante aux corps et même à la nudité comme dans « Bestie di scena », programmé à Anthéa en mars 2018.
Les deux soeurs espèrent donc séduire le Roi subjugué par la voix merveilleuse de l’une d’elles, mais les liens de sororité les rassurent et les enchaînent. L’une dit bien à l’autre que toute soeur doit passer avant le Roi dans l’affection prodiguée. Lorsque le débauché frappe à leur porte, c’est seulement un doigt qu’elles passeront par le trou de la serrure, ce qui anime encore davantage son désir. Les deux farceurs déshabillés se dandinent de façon obscène en suçant chacun leur doigt pour les comparer et chercher le plus beau pour glisser dans la serrure, afin de séduire le roi.
A la fin, la farce vire au drame. Les deux soeurs, aigries par les ravages du temps, disent avoir peur de finir leur vie, « seules, vieilles et sans espoir ». Cela en dit long sur l’aliénation à l’apparence, ce « paraître » qui nous lie aux ravages du temps
Pervertir ce conte donne un spectacle à la gaieté joyeuse où se mêlent donc gravité et émotion.
Ce condensé de tradition populaire n’est pas un spectacle à esbroufe. Il n’en sait que mieux nous plaire.
En italien avec des surtitres français, il a été fort apprécié du public qui l’a applaudi à tout rompre.
Caroline Boudet-Lefort