Le rideau se lève sur un autre rideau de voile, rouge sang comme tout le décor (murs, plafond, meubles). Sa transparence laisse voir des corps nus circulant dans un ralenti très cinématographique, tandis que, dans cette atmosphère envoûtante, une voix-off lit des extraits du roman d’Alexandre Dumas fils,« La Dame aux camélias ».
Dans ce drame romantique, il y a d’une part l’amour inconditionnel d’Armand Duval pour Marguerite Gautier, une courtisane - donc une « femme de petite vertu » - et d’autre part les valeurs rigides et la domination des femmes par la société bourgeoise soi-disant bien pensante.
Avec ou sans le rideau de voile qui s’écarte au bout d’une demi-heure, la vision de cette sulfureuse maison-close est splendide.
Arthur Nauzyciel y donne une représentation outrancière, mais superbe, de l’exploitation des femmes, de la marchandisation des corps et des rapports sexuels tarifés, par une société, plombée et sinistre, cherchant à combler un désir qui ne se formule ni ne se manifeste. Cependant l’utilisation de la femme comme seulement un objet de plaisir en dit long sur une bourgeoisie déjà en décomposition et dont la domination possessive sera remise en question à l’heure de #MeToo.
Dans ce cadre sensuel, des corps sans joie à la recherche d’un plaisir de bordel se déplacent dans un ralenti de cinéma.
Nauzyciel explore un dialogue entre théâtre et cinéma. Ce dernier venant renforcer un monde irréel et crépusculaire, un monde du visible et de l’invisible, que ne pourrait montrer le théâtre. Tout au fond du plateau, sur un large mur, sont projetées des vidéos, réalisées par Pierre-Alain Giraud, qui soulignent l’action dite ou interprétée sur scène. Ainsi, l’harmonie du couple durant leur fuite à la campagne est signifiée par des branches d’arbres sur un ciel bleu.
Le roman aux relents de scandale est devenu, quelques années plus tard, une pièce où la fin est moins abrupte et cruelle. Au lieu de s’écarter totalement de Marguerite, Armand revenait auprès d’elle au moment de sa mort (comme dans « La Traviata » l’opéra de Verdi tiré de ce roman). Dans l’adaptation de Valérie Mréjen et Arthur Nauzyciel, la fin s’étire peut-être trop dans un pathos surprenant d’un va et vient entre le roman de 1848 et la pièce de 1852. Tiraillé entre les principes de son milieu bourgeois et ses sentiments amoureux, Armand reviendra-t-il ou pas ? Le spectacle s’éternise sur les deux fins et sans doute aurait-il gagné en magnificence avec la suppression d’une vingtaine de minutes.
« La Dame aux camélias » interroge sur la place des femmes dans la société, la sexualité et la liberté de l’amour.
A l’époque, on ne tenait pas compte des sentiments ressentis par les femmes. Ils sont superbement exprimés par Marie-Sophie Ferdane, magnifique Marguerite, sensuelle et bouleversante. Elle ne quitte pas la scène durant presque trois heures de spectacle. A la fin, sur l’écran, ses yeux fixent intensément ceux de chaque spectateur. Hedi Zada est un Armand tourmenté et Pierre Baux se montre remarquable en père condamnant cette idylle transgressive pour une société, soi-disant bien pensante.
Sur trois canapés alignés, encadrés de lampadaires, sept personnages commentent la relation d’Armand et Marguerite.
Elle n’a duré que ce que vivent les camélias, et toute fleur : une vie éphémère. Dans cette vision tragique de la prostitution et la marchandisation des corps, il est sans cesse question d’argent, mais n’en est-il pas de même aujourd’hui ? L’argent et la sexualité se mêlent dans des rapports d’oppression et de soumission, encore dans la société actuelle. A l’heure de #MeToo, les femmes réagissent.
A la fin, dans un angle, puis dans l’autre, un immense phallus – celui de « Orange mécanique » de Stanley Kubrick - semble être un doigt accusateur et menaçant tourné vers le public. Est-ce pour dire que ce n’est pas seulement aux femmes de réagir, mais à tous ?
Caroline Boudet-Lefort