De plus en plus expert en vidéo, Paulo Correia a tendance à en abuser. C’est inventif et admirable, tout en écrasant le texte perdu, enfoui dans cette profusion d’images. Certes, on retrouve la pièce bien connue de Marivaux, mais noyée dans une avalanche d’images mobiles. Est-ce toujours du théâtre ? Parfois schématiques, mais souvent inspirées, ces inventions apparaissent finalement moins théâtrales que nombre de conventions de la scène. L’ironie de ce chassé-croisé semble masquée et la froideur numérique ôte toute émotion en l’écartant du texte de Marivaux.
Gaële Boghossian et Paulo Correia avaient déjà monté « L’île des esclaves » à Nice, il y a quelques années. Dans notre souvenir, leur proposition d’alors restait davantage fidèle aux intentions de l’auteur. Les préoccupations politiques de son temps n’étaient pas les mêmes que celles d’aujourd’hui puisque les revendications de la future Révolution cheminaient déjà. De plus, en six ans, la metteuse en scène et le vidéaste ont évolué et leurs regards sur le monde ont changé : tout est plus abstrait, inatteignable et sans repères. On vit dans une société de plus en plus dominée par le virtuel, ce qui justifie leurs choix. Comment perpétuer l’univers de Marivaux ? Comment être fidèle en trahissant ?
La pièce de Marivaux perce les apparences et touche profondément. Dans ce monde déserté, les deux couples se retrouvent face à face, les sens aiguisés par leur isolement.
Ils sont sur cette île et ils y restent. L’essentiel est de comprendre comment ils s’y comportent. Marivaux mettait le spectateur face à lui-même, alors qu’il reste trop loin à ce point d’abstraction dans ce choix de mise en scène. Cette tour de Babel inconnue ne peut que nous inciter à s’interroger sur nos vies et nos propres agissements. Bien sûr le message reste au coeur de l’intrigue, mais il semble encore plus rigidifié et codifié avec cette automate à l’apparence humaine. Le nouveau valet ne veut plus rester dans ce rôle, et celui qui l’était prend plaisir dans sa position dominante qu’il veut conserver et il s’y incruste. Une tension s’installe jusqu’aux coups. Les « combattants » supportent autant de victoires que de défaites sans provoquer de révolte.
Le spectateur garde trop de distance avec cet univers futuriste. La visée de Marivaux était éthique (l’éternel combat du bien contre le mal) ou métaphysique (l’existence du mal), mais tout l’enjeu ne pourrait-il pas être politique ? Peut-on changer le monde en inversant les rôles ? Cette île n’est pas un paradis....
Ce spectacle du Collectif 8 est une production d’Anthéa, d’après une création de Jean-Pierre Laporte, avec d’excellents comédiens (Noémie Bianco, Benjamin Migneco, Mélissa Prat, Laurent Prévaut), manipulés par l’androïde Gaële Boghossian.
Sans doute la pièce de Marivaux n’est-elle qu’un rêve ! Et Gaële Boghossian et Paulo Correia l’ont rêvée telle qu’ils nous la présentent. Un simple rêve, somme toute, pour une anticipation incroyablement stimulante dans sa démesure. Ce rêve inquiète... Cette mise en scène hybride – mêlant classique et futurisme - correspond à l’univers actuel du tout virtuel dans un monde d’images. Un monde déshumanisé où notre concentration s’égare et se perd... Le rêve se brise !
Caroline Boudet-Lefort