Paysan enrichi et ambitieux, George Dandin prétend à être plus qu’il n’est.
Aussi a-t-il épousé Angélique de Sotenville dont les parents, nobles mais fauchés, ont manigancé le mariage pour renflouer leurs finances. A l’époque de Molière, le mariage était une transaction commerciale et un moyen rapide d’obtenir de l’argent. De son côté, Dandin souhaite s’enorgueillir d’un titre de noblesse, devenant Monsieur de la Dandiniière. Cependant c’est Dandin qui devient le dindon de la farce.
Les malheurs conjugaux du paysan vont crescendo : voulant prouver la culpabilité de sa femme qui badine avec un beau parleur, les preuves se retournent toujours contre lui. De répétition en répétition, la progression va vers le pire et il se trouve accusé de possessivité et de jalousie. Après chaque humiliation, les mécanismes de son cerveau se mettent en mouvement, tel un ballet de neurones où les rouages du délire arrivent avec des visions d’insectes. Au-delà de la vidéo se découvre un décor de palissades avec une porte centrale qui a son importance.
Dans une pénombre étudiée, des personnages circulent avec d’insolites becs d’oiseaux : ils évoquent les masques pointus que les médecins portaient à l’époque de Molière afin de se protéger de la contagion de la peste. On peut aussi y voir les masques vénitiens liés à la transgression sexuelle (comme dans « Eyes Wide Shut » de Kubrick), ou ceux d’oiseaux de mauvais augure qui se manifestent chaque fois qu’un malheur arrive à Dandin. En fait, chacun peut trouver son interprétation.
Les rouages du délire se mettent en place.
À force d’être manipulé par Angélique et sa famille, le cerveau de Dandin frôle la folie et c’est dans le vin qu’il trouvera un remède à ses malheurs, jusqu’à voir les insectes du delirium tremens. Ridicule par sa situation de cocu ambitieux, mais pathétique par sa lucidité, il est victime de tout un imaginaire - chargé d’acrimonie et de perversion, qui se déploie comme des tours de magie.
L’ascenseur social était aussi problématique à l’époque qu’aujourd’hui, quoiqu’il fasse Dandin sera toujours méprisé et ridiculisé par un monde snob et désabusé. Et l’on sait que l’individu peut ainsi être broyé jusqu’à sa perte par une violence sociale qui existe encore aujourd’hui. Cependant la modernité de la pièce concerne surtout les rapports hommes/femmes. Interprétée avec ironie par Gaële Boghossian, Angélique devient une féministe contemporaine, revendiquant son indépendance et la prise en compte de son propre désir. Le spectateur sera surpris d’entendre, datant de cette époque, une belle tirade en faveur de la liberté des femmes. Claudine, la servante malicieuse, exprime sa haine des hommes et reste une complice inconditionnelle d’Angélique.
Avec une impertinence moqueuse, la pièce est ainsi revisitée au goût du jour par sa mise en scène, dont l’alliée de choix est la vidéo chère à Paulo Correia, qui joue moins la carte de l’humour et de la farce – quoique le public rit plus d’une fois – que celle du tragique de la situation.
George Dandin, sans cesse humilié, méprisé et raillé comme un pantin, accentue le caractère angoissant de la domination exercée par les femmes, tant Angélique que Claudine (Mélissa Prat, excellente) qui mettent au point des stratagèmes pernicieux pour l’embrouiller.
Gaële Boghossian et Paulo Correia habitent les personnages principaux avec un charisme étonnant. Chacun joue sa partition comique et tragique. Il s’agit davantage de montrer les effets que les faits énumérés dans le texte cependant scrupuleusement respecté. Angélique trouve toujours matière à narguer son mari jusqu’à le rendre insensé, alors que lui est plus pathétique que réellement méchant. Il a toujours un temps de retard pour réagir. S’il accepte la supériorité de la famille d’Angélique, il n’en souffre pas moins d’être sans cesse mortifié et ridiculisé.
Affrontant pour la première fois une pièce classique de Molière, Gaële Boghossian et Paulo Correia l’ont transformée en un grand poème visuel et caustique qui occupe tout l’espace scénique – de long en large, de haut en bas - avec des personnages parfois perchés.
Tous les comédiens sont parfaits et les costumes (signés Gaële Boghossian !) superbes.
Un fascinant moment de théâtre qui – outre le grand Molière - procure un plaisir jubilatoire par son atmosphère étrange et ses images insolites !
Caroline Boudet-Lefort