Ils sont huit, sept hommes et une femme qui apparaîtra plus tard, huit emboîtés les uns dans les autres vêtus de la même panoplie mondialisée que nous, jean, tee-shirt, baskets.
Huit plus une baleine qu’on ne verra jamais mais qui les terrorisent. Huit entassés sur l’Esperanza, ce « radeau destroy », comme dit l’un d’eux. Ils nous font participer à leur long et douloureux périple pour atteindre l’eldorado rêvé du monde occidental. C’est l’espoir qui les tient debout et ils n’ont d’autres ressources que de rire de tout, tel le gag récurrent sur le fonctionnement du GPS.
Ils parlent avec un langage populaire, cash, sans aucune fioriture, un langage tout autant physique que verbal. La misère sexuelle se manifeste. Ce besoin essentiel, primordial, s’exprime davantage que les plus élémentaires des exigences vitales : manger, déféquer, dormir... Mais aussi rêver et se bercer d’espoir. Les comédiens parviennent à exprimer l’exiguïté de leur embarcation où ils sont entassés comme des sardines. Si l’un bouge tous en subissent l’épreuve sur cette mer à l’immensité à perte de vue comme le désert. La mort est là, mais la vie ne lâche pas.
C’est une forme de théâtre indispensable de nos jours. Mettre en scène ce texte c’est tenter de réveiller. C’est appeler le public à ne pas être dupe, mais conscient de l’indifférence. Il fait mouche en évacuant d’emblée la question du théâtre engagé pour plutôt sonder les comportements intimes. On sent la passion du metteur en scène, Hovnatan Avédikian. Loin de n’être que démonstratif ou explicatif, il a su convoquer l’atmosphère de détresse de ces hommes et femmes, partis sans gaieté de coeur mais comme ultime solution, et pour lesquels l’humour devient un système de défense mâtiné d’insolence et de désespérance moqueuse.
Ainsi l’auteur, Aziz Chouaki, garde la distance sans s’embarrasser d’un théâtre codifié. Il ne cherche pas à entraîner le spectateur dans l’émotion, mais il tente de le faire rire, tout en lui inoculant une piqûre de rappel. Si la pièce date de quelques années, elle est tristement toujours d’actualité. Elle permet de sortir de l’indifférence, de croire en la capacité de changer quelque chose dans ce monde aveugle où les politiques se contentent de belles phrases, sans agir.
Selon le désir de Hovnatan Avédikian, la pièce a été répétée et représentée en milieu carcéral et populaire (Emmaüs) afin d’atteindre un public dénué de tout accès à la culture.
La choralité de la pièce met à égalité l’interprétation des comédiens dont l’hallucinante performance éclate le texte aux mots anodins mais désespérés sur les absurdités et les terreurs de la vie quotidienne dans cette situation extrême.
Même si la fin de cette odyssée est tragique, le spectacle est drôle, plein de vitalité. Plein de l’énergie du désir de ses migrants de vivre à tout prix, ce que les comédiens - il faudrait tous les citer - ont parfaitement su transmettre au public. Dans la nuit sinistre et lourde sous son ciel étoilé, ces hommes scrutent l’horizon en espérant apercevoir bientôt Lampedusa, le but à atteindre. On voit la mort danser dans leurs yeux remplis de peur. La Méditerranée qui a dévoré dix mille destins ces dernières années en a sauvé tant d’autres de la violence et de la misère. Seront-ils parmi les gagnants de cet abominable hasard ?
On entend le silence, on entend vibrer l’espace et l’esprit chancelant du monde. La coquille de noix tangue tout le temps de la pièce, donnant le mal de mer au spectateur. Quel mal de mer ?
Caroline Boudet-Lefort