Sur scène, d’abord Michel Boujenah, seul derrière un bureau encombré d’objets d’art et avec des tableaux sur un chevalet à côté de lui.
Daniel Benoin viendra le rejoindre derrière un autre bureau d’importance similaire. Chacun à leur tour, ils lisent les lettres d’une correspondance imaginaire entre un galeriste américain de San Francisco et son ancien associé retourné en Allemagne au moment de la montée du nazisme.
Il s’agit tout au plus d’une vingtaine de lettres qui, quoi qu’empreintes d’une très grande affection, montrent combien, peu à peu, les avis de deux grands amis divergent sur le plan politique. L’un est Juif, l’autre adhère à l’idéologie nazie et croit en Hitler pour donner un élan exceptionnel à l’Allemagne, découvrant ainsi un antisémitisme jusqu’alors insoupçonné. Après un échange épistolaire de novembre 1932 à Mars 1934, une lettre reviendra aux Etats-Unis avec la mention « Inconnu à cette adresse », signifiant la disparition - et celle de sa famille – de celui qui avait pourtant appelé Adolf son dernier-né et commencé une de ses lettres par « Heil Hitler ! ». Sans doute a-t-il été arrêté et déporté à cause de cette correspondance avec un Juif, alors qu’il suppliait son ami de ne plus lui écrire. Le galeriste voulait-il venger la mort de sa soeur après un refus de la cacher alors qu’elle était en difficulté à Berlin ? Il continuait d’envoyer des lettres avec des demandes de reproductions de peintures, comme s’il s’agissait d’un code secret prompt à alerter la police nazie.
Refusant l’étiquette d’écrivain, Kathrine Kressmann Taylor (1903-1997) s’est toujours définie comme simple femme au foyer. Elle a pourtant signé dès 1938 cet échange épistolaire, prouvant sa clairvoyance sur le régime hitlérien. Elle n’a publié que peu de livres (« Jour sans retour » sur la résistance allemande et « Journal de Florence inondée » sur les inondations de cette ville où elle se trouvait alors). Elle n’a jamais su l’engouement en Europe pour « Inconnu à cette adresse », texte court d’une justesse admirable, avec une écriture sans l’once d’un gras et où le ton ne s’élève jamais. Ce livre, unique en son genre, en dit long avec peu de mots.
Que l’inspiration de l’auteure vienne du réel ou de son imagination importe peu.
L’essentiel tient à la profondeur du propos qui sous-tend cette surprenante correspondance sur ce qui peut séparer inexorablement deux grands amis faute à l’évolution de l’Histoire.
Aussi, quand une lettre revient à New York tamponnée – fusillée presque – avec « inconnu à cette adresse », tout peut être supposé. La fin est bouleversante, violente, dans cet ouvrage inclassable où l’ensemble conserve tout son relief tragique avec la tyrannie des événements que l’on connaît.
A Anthéa, cet échange de lettres donne lieu à une lecture à deux voix faite par Daniel Benoin et Michel Boujenah.
Peut-être un peu trop monocorde au début, elle trouve ensuite davantage de relief pour souligner toutes les subtilités du texte, surtout grâce à Daniel Benoin qui parle avec une belle énergie, se lève, déambule, pour évoquer avec terreur son amitié avec un Juif. Kathrine Kressmann Taylor avait su admirablement jouer les deux « partitions » que soulignent les interprétations de Daniel Benoin et Michel Boujenah pour en faire un spectacle subtil et poignant.
Caroline Boudet-Lefort