– Le rideau de l’été s’ouvre sur l’ACTE 3 de la célébration du centenaire des Ballets russes à Monaco.
Pouvez-vous nous rappeler comment est née l’idée de présenter cette saison-événement comme un Opéra ou une pièce de théâtre en plusieurs actes ?
Jean-Christophe Maillot : Il y a principalement deux raisons :
La première c’est que l’événement en soi est tellement important - dans le sens de l’ampleur - qu’il était difficile de le concentrer sur une période !
Et puis il y avait une véritable volonté de la part du gouvernement de voir les Ballets de Monte-Carlo et le Monaco Dance Forum de se retrouver, de se réunir.
Et plus simplement la saison des ballets étant normalement liée au mois de Décembre, Avril et Juillet, je me suis dis que cela allait nous permettre de créer une dynamique sur toute une saison, et en plus pouvoir permettre à toutes les autres structures de Monaco de se joindre à nous et de ne pas célébrer ce centenaire tout seul dans notre coin ! Cela c’était primordial.
– Peut-on y deviner une volonté de retracer une vision Passé -Présent- Futur de cent ans de danse de Diaghilev à nos jours ?
Jean-Christophe Maillot : Il y a effectivement de cela, c’était tout à fait l’idée, en sachant que le futur est toujours très difficile à définir ; en sachant aussi que je ne voulais pas célébrer le passé en tant que tel, mais y lier une dimension actuelle : on célèbre une histoire mais en la gardant vivante.
La danse a à peine un siècle, travaille sur des périodes très courtes, c’est passionnant de regarder cela et de voir comment les choses s’entremêlent et finalement se ressemblent beaucoup.
– Vous finissez la saison en présentant deux créations événement Shéhérazade et Daphnis et Chloé : comment avez-vous pensé et mis en relation ces deux œuvres et les ballets russes ?
Jean-Christophe Maillot : Shéhérazade a été, dans la première période des ballets russes, un des ballets phares qui avait créé un événement, une dynamique à Paris. Au-delà même de la chorégraphie - qui en elle-même n’avait pas très bien marché-, il y avait toute une mode orientaliste à Paris : on faisait des parfums Shéhérazade, on s’habillait Shéhérazade… il y avait une espèce de folie comme ça qui était assez extraordinaire et très festive.
Je dis souvent que la création c’est un peu comme un arbre : il y a des chorégraphes qui travaillent sur une unique feuille, moi j’ai toujours été intéressé par l’arbre en entier : la danse dite divertissante n’est pas quelque chose qui me révulse sous prétexte qu’elle n’est pas un acte de création. J’aime bien aussi l’idée de divertir. Shéhérazade avait cette dimension là et cela m’apparaissait intéressant de révéler cette dimension en tant que telle et de l’affronter. Finalement Shéhérazade c’était cela, célébrer quelque chose de sensuel, cette musique extraordinaire, chatoyante, servie par les costumes de Bakst, et où ce côté luxure et plaisir en soi se suffisent.
Pour moi c’était bien représenter cette première période des ballets russes, qui était une mémoire de leurs créations : s’il y avait de la création, ils n’avaient pas peur d’y trouver le plaisir !
Pour Daphnis et Chloé, pour l’anecdote, c’est à l’inverse la dernière pièce que les ballets russes ont faite ! Elle a été une source de conflit énorme entre Diaghilev et Ginsburg à l’époque, parce que Diaghilev n’était pas celui qui avait découvert Ravel : il était tellement furieux, il a même déclaré que Ravel n’était pas très bon alors qu’il savait que c’était un bon compositeur et sa musique extraordinaire. La pièce est ainsi passée un peu « à la trappe ».
Cette référence au passé m’intéressait donc, sachant que c’était la dernière pièce des ballets, la fin, le moment de passer à autre chose…
– Les décors de Daphnis et Chloé ont été réalisés par l’artiste contemporain Ernest Pignon Ernest. Comment votre rencontre s’est-elle passée ?
Jean-Christophe Maillot : Le fait de travailler avec Ernest m’a particulièrement intéressé pour cette création Daphnis et Chloé. C’est la sixième fois que nous collaborons. Ernest est un cas extrêmement particulier très rare ! C’est la Princesse de Hanovre qui me l’a fait connaître en me recommandant d’aller voir son exposition. Je l’ai donc rencontré au moment où je préparais Roméo et Juliette et, lui, présentait son travail sur Naples, ses dessins sur l’Italie : je l’avais approché là-dessus et cela ne s’est pas du tout passé comme cela et tant mieux puisqu’il m’a répondu quelque chose de très juste, à savoir « je suis très satisfait dans mon travail personnel de peintre solitaire, si je pars sur une aventure avec quelqu’un il faut évidemment que cela sorte de cette relation à la solitude et donc, c’est le partage ! Qui dit autre aventure, dit un travail que je ne fais pas d’habitude. Et donc ce n’est pas mon dessin que l’on va mettre sur scène mais une scénographie, de manière à ce que moi je puisse explorer les choses que je n’aurai pas fait autrement ».
Ce qui fait que quand on voit les pièces de Cendrillon, du Songe, de Roméo et Juliette qui sont les pièces que j’ai faites avec Ernest, il est impossible à mon avis à qui que ce soit de dire que c’est le travail d’Ernest, rien ne le signifie !
Après avoir visité son atelier au moment où il travaillait sur sa série des « grandes mystiques », bouleversé par ce travail, j’ai dit à Ernest « il est temps de faire un travail où ton dessin est en dialogue avec mon écriture chorégraphique, enfin faire se rejoindre ton dessin et mon écriture chorégraphique ».
Ainsi à l’occasion de ce centenaire des Ballets russes, nous deux on découvre une nouvelle piste de travail après 10 ans de collaboration, pour enfin être capable de s’affronter l’un et l’autre artistiquement -sans conflit- dans une œuvre dont je suis moi personnellement particulièrement heureux. Je crois profondément que c’est une des meilleures pièces que j’ai faite depuis 10 ans et je suis ravi qu’Ernest apparaisse là pour Daphnis et Chloé en tant qu’Ernest Pignon Ernest : la fusion est parfaite.
– Plusieurs chorégraphes de renommée internationale sont invités pour cette clôture - Emio Greco, Chris Haring, Itzik Galili.
Il y aura également Shen Wei et Alonzo King – qui offriront au public deux créations mondiales. Pouvez-vous expliquer comment votre choix s’est porté sur ces deux artistes et nous présenter leurs deux créations ?
Jean-Christophe Maillot : Shen Whei je l’ai rencontré à l’occasion de nos Prix Nijinski, il avait été nommé et gagnant du "Nijinski émergenté. Et j’invite tous les chorégraphes ayant reçu ce prix à créer à Monaco. Il est très significatif des chorégraphes d’aujourd’hui : il est aussi peintre, photographe… C’est en plus la première fois qu’il fait une création pour une compagnie autre que la sienne en Europe, c’est donc un événement en soi assez particulier. Il est en résidence aux Ballets de Monte-Carlo et il est actuellement en train de travailler…
C’est très excitant, il y a en ce moment cinq chorégraphes qui viennent d’un peu partout dans le monde qui travaillent : ils ont l’outil et ils vont ce qu’ils veulent avec !
Alonzo King lui est un chorégraphe que je connais depuis de nombreuses années, avec qui je n’avais pas encore eu l’occasion de collaborer et je suis très heureux car actuellement il a un très bel écho en France.
Il a fait l’ouverture de l’ACTE 1 avec sa propre compagnie Lines Ballet : Je lui avais commandé un nouveau Shéhérazade avec sa compagnie, qui a fait l’ouverture au Monaco Dance Forum des célébrations du centenaire en décembre !
À présent, on le retrouve avec une création pour notre compagnie ! Et chose très intéressante, c’est que cette création est la résultante de ce que j’ai voulu initier au mois de décembre en réunissant un colloque avec des écrivains et des danseurs (des écrivains fabuleux sont venus comme Jean Rouaud, Muriel Barbery, Colum Mc Cann). Alonzo King et Colum Mc Cann se sont rencontrés à l’occasion de ces colloques et la création qui va voir le jour et que vous allez découvrir est issue d’une collaboration entre eux deux !
C’est ce qu’il y a de merveilleux avec l’art chorégraphique, l’on ne peut pas se passer des autres, donc on collabore, on partage…ce n’est pas un art solitaire, ce ne le sera jamais ou alors on fait des installations, mais le problème c’est que lorsque le chorégraphe fait un travail solitaire, le public est assez solitaire aussi !
– D’autres créations - organisées par le Monaco Dance Forum- viendront complémenter l’ACTE 3 des célébrations : il sera notamment question pour les Ballets de Monte Carlo de danser avec les pompiers...Pouvez-vous nous en dire davantage sur cet événement inattendu ?
Jean-Christophe Maillot : Christina de Chatel est une chorégraphe qui travaille depuis très longtemps en Hollande et on ne la connaît pas du tout en France, c’est une chorégraphe extrêmement rigoureuse qui travaille –elle !- sur une feuille dans l’arbre, puisqu’elle fait un travail très minimaliste.
Et qui un jour a pris conscience que le corps discipliné n’appartient pas qu’aux danseurs et qu’il y a dans la société civile des gens qui ont une relation physique au travail quoi qu’ils fassent –ça peut aller des ouvriers -on se rappelle le merveilleux Temps modernes de Chaplin-aux éboueurs (elle a déjà travaillé à Amsterdam avec des éboueurs) ou… aux pompiers.
Pompiers qui sont en l’occurrence à Monaco des athlètes très pointus. Christina met en scène - en mélangeant des danseurs des Ballets de Monte-Carlo qui ont envie de participer à cette aventure ; des danseurs de sa propre compagnie hollandaise ; plus les pompiers de Monaco - un spectacle très festif, très jouissif , tout mis en musique. Un spectacle qui révèle aussi le côté discipliné du pompier mais montre finalement surtout à quel point un pompier discipliné a beaucoup à voir avec un danseur discipliné, et, que toutes ces différentes techniques qui nous amènent à maitriser notre relation au corps peuvent à un moment ou à un autre devenir un spectacle !
– La participation de la jeune génération de la danse est très présente sur les autres événements organisés par le Monaco Dance Forum : cette mise en avant de la nouvelle génération est-elle importante pour vous ?
Jean-Christophe Maillot : La jeune génération est très présente et surtout sur les deux premiers spectacles Two pieces +2- car j’ai toujours voulu collaborer avec l’École du pavillon Bosio qui est une école de scénographie à Monaco : il m‘a toujours semblé intéressant de confronter ces jeunes scénographes à de jeunes des Ballets en les mettant en relation les uns avec les autres, en les forçant à collaborer l’un avec l’autre. On a été encore plus loin dans le partenariat puisque le pavillon Bosio est en collaboration avec une école d’art à Berlin : On a donc demandé à deux chorégraphes berlinois et deux plasticiens berlinois, deux chorégraphes travaillant à Monaco et deux étudiants de l’école d’art de Monaco, de faire ensemble 4 créations autour de cette idée de l’héritage des ballets russes avec leurs yeux de jeune artistes d’aujourd’hui.
Avec l’idée de voir ce que cela signifie pour eux.
J’ai vu le filage hier, c’est assez étonnant de voir que cela ne leur dit pas grand-chose : je le dis dans le sens positif, on voit bien que quelqu’un de ma génération se rappelle et revendique éventuellement un héritage ballet russe ; eux ça leur est totalement étranger. Quand on voit ce qu’ils présentent, il n’y a aucune couleur, enfin tout ce qui est propre aux ballets russes n’est absolument plus là. C’est vraiment passionnant, finalement ils présentent quatre pièces dont une qui est sans musique par exemple, pendant 20 minutes, ce qui est assez aride… mais c’est très enrichissant de voir comment ils font face à cette proposition , comment ils réagissent !
– Quelques chorégraphes et leur Cie - Paola Cantalupo, Eric Oberdorff, Hervé Koubi, et d’autres travaillent de belle façon à valoriser et mieux faire connaître la danse dans le département des Alpes Maritimes et par-delà les frontières : pensez-vous que la danse soit suffisamment représentée et programmée sur les scènes locales ?
Jean-Christophe Maillot : Vous savez je crois qu’en France il y a quelque chose d’assez simple à constater : il n’y a pas du tout de décentralisation, c’est bidon : quand j’entends encore des acteurs importants oser aujourd’hui régulièrement à la télé dire qu’ils sont en province pour préparer leur spectacle qu’ils présenteront dans un an à Paris, et qu’ils ne se rendent même pas compte de ce que cela veut dire – cela veut vraiment dire « il y a un sous public en province avec qui on va roder quelque chose qu’on va amener à Paris ». C’est une réalité absolue, c’est historique en France !
Sur la région il est difficile encore de coordonner des événements entre Marseille Cannes Nice et Monaco de manière à ce qu’il y ait une espèce de proposition riche et permanente pour la population.
Mais aussi la proposition artistique correspond au type de population du territoire, et on n’est pas dans une région où la population est des plus jeune non plus ! Je repense au spectacle que proposent les deux jeunes chorégraphes berlinois sur la terrasse du Casino et il y a encore des chocs culturels…nous on n’est pas dans l’esprit berlinois et je peux vous dire que lorsque l’on voit leur travail ça parait aride. Les propositions dépendent beaucoup de leur public.
Et aussi encore une fois parce qu’on n’est pas le centre de la France : les choses qui se créent ici sont assez limitées – même si tout le monde dit le contraire – et la victoire pour chacun quand il fait quelque chose ici, c’est un jour d’être reconnu à Paris. Ce qui est un peu désolant à mon avis, si l’on avait un tout petit moins l’ambition de devenir quelqu’un de reconnu et qu’on avait plutôt pour ambition l’amour de ce que l’on fait et le partage, les choses seraient un peu différentes. C’est pour cela que j’invite de nombreux chorégraphes ici car je suis le seul dans mon pays, évidemment le pays est petit !, mais je suis le seul, alors qu’en France vous pouvez avoir 10 ou15 structures différentes qui peuvent se répondre. Moi je ne peux pas. Je trouve que c’est un devoir de ma part de partager cet outil et de demander à des gens d’y participer.
Et puis il faut arrêter de tourner autour du pot, il y a un aussi un manque de pognon. Un peintre, il ne pourra pas bouffer mais il arrivera toujours à peindre, mais un chorégraphe s’il n’a pas les moyens, il ne peut pas travailler ; si on ne donne pas les moyens on ne peut pas travailler.
Nos budgets ont baissé mais je pense que c’est important d’aider les autres, justement surtout en ce moment et c’est ce que je fais avec Emio Greco qui va présenter demain la dernière partie de son tryptique sur Dante : ce chorégraphe a été la coqueluche de tous les milieux de la danse contemporaine pendant 5/6 ans et il fait une deuxième pièce qui marche pas si bien et c’est juste si on ne le jette pas à la poubelle ! Il part sur un tryptique, et on ne lui donne pas la possibilité de faire le Paradis : c’est typique d’un système français aujourd’hui où l’on consomme de la culture ! C’est le grand luxe pour moi, je ne suis pas programmateur, je ne joue pas ma carrière là-dessus mais je sais que c’est un artiste qui a beaucoup de talent, une vraie démarche : il faut au moins qu’on lui donne la chance d’aller jusqu’au bout de sa création. Je suis super fier d’avoir produit sa dernière création. Inviter d’autres chorégraphes, voir d’autres travaux c’est quelque chose dont j’ai besoin en tant que chorégraphe pour me nourrir. Et si j’ai besoin de 40 danseurs pour travailler, je n’ai pas l’intention de nourrir mes 40 danseurs en permanence moi tout seul, donc j’ai besoin et envie que d’autres chorégraphes viennent alimenter ce travail là, révèlent les choses de manière différente. Ce qui moi me dégage et si j’ai envie de faire un Daphnis et Chloé avec 4 personnes, je le peux !
Partager c’est l’assurance de la liberté et de la création.
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