« Je ne croirais pas en un dieu qui ne sache pas danser » disait Nietzsche, Eric Oberdorff fait danser, lui, les hommes sur une planète chauffée à blanc par les paradoxes, les rêves et les déchirements.
C’est à travers leurs corps, qu’il projette sa poétique du mouvement concentré sur l’énergie et l’émotion. Après ses études de danse au CNR de Nice (1er prix en 1984), au Centre de Danse International de Cannes Rosella Hightower, puis à l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris, Eric intègre successivement les Ballets de Salzbourg, Monte-Carlo, Zürich puis revient en principauté sous l’ère de Jean-Christophe Maillot. Seize années durant lesquelles il évolue en tant que danseur avec des chorégraphes aussi réputés que Kylian, Maillot, Balanchine, Forsythe, Armitage, Roland Petit, Fokine, Massine, Lacotte, Lifar, Tudor, Bienert, etc.. Au terme de cette sarabande initiatique vertigineuse Eric décide de voler de ses propres ailes. C’est l’automne 2002 !
Mouvement perpétuel
Lorsque Eric Oberdorff revient danser sur le rocher princier, Jean-Christophe Maillot qui a pris la direction des Ballets est bien décidé à dépoussiérer la vénérable institution monégasque encore sous son influence historique russe. Eric restera dix ans dans ce grand bain, s’imprégnant de l’exigence et du professionnalisme du maître. Une expérience inoubliable :
« Aujourd’hui encore je me nourris presque inconsciemment de ces années ». Une compétition à Hanovre réservée aux jeunes chorégraphes le consacre en 2001 premier face à 120 candidats tandis que le magazine « Ballettanz » le classe parmi les révélations de l’année. Le métier rentre. En 2002, la chrysalide éclôt. La Compagnie Humaine voit le jour et après son baptême du feu enchaîne créations sur créations. Une dizaine à ce jour à l’actif d’Eric et de sa troupe de 5 intermittents (Territoire Zéro, Les murs, Sometimes, 4.48 Psychose, le diptyque Post War Dreams), mais aussi quelques chorégraphies signées en free-lance pour le Jeune Ballet du CNSMD de Lyon, la Tanzcompagnie Giessen Allemagne (février 2004), le Cannes Jeune Ballet (2004/2005) et le Ballet Mainz Allemagne (novembre 2005).
Et si le travail de la Compagnie Humaine soutenue par les villes de Cannes et de Nice séduit et attire les foules, la troupe est toujours sans domicile fixe, vaquant de résidences en ateliers, du Centre Rosella Hightower au CRR de Nice via le Théâtre de la Licorne où elle vient de présenter pour Made in Cannes « Libre ». Une ode au plaisir du corps détaché in fine de ses chaînes. Prochaine étape : Grenoble, une résidence de 15 jours. On the road again ? « Les choses devraient évoluer bientôt, nous avons réellement besoin de nous poser ».
De l’après-guerre à l’American way of life
« Toutes les nuances du gris sont autant de tactiques de survie » chantait en 1980 le groupe rennais Marquis de Sade. Pour Eric Oberdorff, la palette des gris c’est tous les possibles du corps humain « un puissant capteur d’énergie ». Guère étonnant que son apprentissage des arts martiaux le conduise à réfléchir et à puiser tel un sculpteur dans cette matrice faite de chair et de sang, de rêves et de doutes et qui tel un buvard absorbe tous les conflits internes ou externes.
Ainsi le chorégraphe qui aime à s’attarder sur le rapport à l’autre, la place de l’individu dans le groupe, compose-t-il ses dramaturgies sur fond de traumatismes sociaux ou psychologiques.... Le diptyque « Post War Dreams » pose ainsi la question : comment se reconstruire après une guerre, retrouver le goût de rêver quand tous les repères ont disparu ? En introduction, un solo sur le Japon : Enola’s Children. En deuxième partie, Sarajevo’s Diary qui développe avec 5 danseurs, le carnet de voyage d’une narratrice à Sarajevo, ses rencontres avec les victimes. Ont-elles réussi à oublier le passé pour se projeter dans l’avenir ? Après avoir exploré le temps dans « Sometimes » et la mémoire de l’émotion comme une sorte de persistance rétinienne « Les images comme les mouvements se nourrissent l’un de l’autre », l’auteur s’attaque aujourd’hui au paradoxe du Nouveau monde. Avec « Un autre rêve américain » Eric plonge dans ce melting-pot né de plusieurs vagues migratoires.
Comment des ethnies aussi disparates ont-elles réussi à cohabiter et accoucher de la première puissance de la planète ?
« Cette commande du Pavillon Noir d’Aix en Provence pour une demie heure de spectacle devrait être exploitée en 60 minutes » explique l’auteur qui a convoqué pour l’occasion des textes de Jim Morisson, Kerouac, John Fante ou Richard Brautigan sur des musiques jouées en live de Tom Waits, Patti Smith, ou John Cage.
Sur fond de contre culture, Eric y aborde le problème des « laissés pour compte » du rêve américain : « Même s’ils sont au bord de la route et regardent passer le Greyhound, eux aussi ont participé à la fondation du mythe et leurs rapports à la joie ou à la douleur sont plus exacerbés que quiconque » !
Ce n’est pas la première fois que le travail de ce chorégraphe qui avoue se nourrir de littérature, cinéma, musique, photo ou architecture, s’articule autour d’autres artistes (vidéaste, compositeur, plasticien) : « A l’image de Ernest Pignon Ernest et Maillot, cette complicité doit servir la pièce sinon on sacrifie à la mode ou la non-danse, une tendance qui privilégie le conceptuel sur l’émotionnel et ferme l’accès du spectacle au plus grand nombre ». Un autre paramètre qui fait partie de son défi. Car en dépit de son travail reconnu par ses pairs - en mai 2007, Eric a été nominé pour le Kurt Joos Preis - sa bien nommée Compagnie Humaine, qui se produira en Juillet en Avignon, reste toujours grande ouverte à ses contemporains.
Un juste retour des choses car c’est d’eux, de vous, de nous, qu’elle puise toute son intensité poétique.