Régulièrement les grands artistes, trésors du Patrimoine, sont évoqués, presqu’en des incantations, protectrices : sont-ils des dieux tutélaires ? Avec Pierre-Auguste Renoir, cela se double d’un sens du bonheur, et d’une saveur, incommensurables. Dans cette circonstance, aller interroger son arrière-petit-fils, Jacques Renoir, qui pour sa part a pris la voie de la Photographie, et du Cinéma (en tant que directeur de la photographie, assistant réalisateur de Vadim, Sautet, Granier-Deferre, Cousteau), c’est à la fois facile et difficile, l’on sait qu’un « descendant » est aux premières loges pour parler d’un aïeul, mais l’on devine aussi sa fatigue devant les questions, toujours les mêmes, quant aux réponses, étant fixées par la Grande Histoire, il reste peu de marge.
Jacques Renoir, il reste l’énorme marge de son indépendance d’esprit, de sa sensibilité, de son humour délicat, et, en un mot, du fait qu’il a réussi à s’en faire une, d’histoire. Mais l’ambiguïté, il l’exprime d’emblée dans l’avant-propos de son livre « Le tableau amoureux » (Fayard, 2003) :
« Par pudeur, j’ai longtemps attendu avant de livrer ce récit sur Pierre-Auguste Renoir, mon arrière-grand-père, sur ses fils Pierre, Jean et Claude, respectivement mon grand-père et mes deux oncles, sur les femmes, modèles et domestiques qui vivaient avec eux au sein d’une famille peu ordinaire. J’ai eu le privilège de passer mon adolescence aux Collettes, la maison familiale du peintre qui sert de décor principal à ce récit. Je dis bien récit et non essai biographique sur Renoir et sur l’œuvre ».
« Collettes », lieu mythique, Jacques Renoir a vécu, c’est ce qui lui a permis de décrire la vie de toute la tribu. Dans le temps limité de cet article, le thème choisi est le lien privilégié entre l’une des causes premières de la présence de Pierre-Auguste Renoir aux Collettes : des oliviers, qu’il a sauvé de la destruction. Ce n’est pas rien. L’amour de la vie, de l’amour, de la nature, du corps, de la sensualité, qui nous charment au sens propre dans la peinture d’Auguste Renoir, sont tout à coup manifestes dans la défense de la vie d’arbres, autour desquels va s’organiser une villa au sens latin, mais où le bâtiment premier, la ferme, restera le préféré du patriarche. Quelle intelligence de la terre ! Qui se sera si bien transmise à Jacques, elle est visible dans sa photographie, sans parler de Jean Renoir, le cinéaste, son oncle, souvenons-nous du Déjeuner sur l’herbe, fable d’un retour aux voies naturelles.
Cette simplicité est à l’honneur dès le début du « Tableau amoureux », nous sommes le 3 mars 1914, jour de l’arrivée en permission de Jean. Et l’on sait quelles souffrances cette guerre va lui infliger. Le livre commence par l’idée de la guerre, et les Collettes sont le havre où, dès la seconde page, l’on voit Claude, Coco, privé de gare où accueillir son grand-frère, il s’esquive de sa corvée de devoirs pour aller grimper « au tronc noueux d’un olivier ». Le « Coco » de Pierre-Auguste, « Coco lisant », « Coco cousant », « Coco et Gabrielle », magnifique, bien sûr, est redevenu, par la grâce de Jacques Renoir, un adolescent au genou éraflé « d’où sourdent quelques perles de sang qu’il essuie du bout de l’index et porte à ses lèvres ».
C’est par des « explorations dans la propriété familiale » que la transmission semble s’être opérée chez les garçons de la famille, par les nœuds des oliviers, sur lesquels prendre appui pour grimper. Mais aussi par les buissons, herbes séchées, minuscules fleurs impressionnistes qui ont servi d’écrin de la « propriété », de manière polysémique. Ce trésor d’images, Jacques Renoir saura le décliner dans ses photographies, peu importe dans quel lieu de la planète il les prendra (on dit, bien sûr, prendre une photo, mais à qui ?), ne s’agira-t-il pas à jamais des plantes de son enfance, là où sa vie s’est implantée, l’enfance est un « lieu ».
Alors, oui, il peut, avec gentillesse, se plier aux interviews, pour parler de cette enfance, et de cet arrière-grand-père que l’on veut en permanence lui extorquer, mais tout n’est-il pas dit, et mieux, dans le long documentaire que constitue son œuvre photographique, à coup de plaques sensibles, si proustiennes, dans ce cas précis.
C’était le 5 novembre 2013, dans son atelier de la Rue Fodéré, Jacques Renoir m’a dit :
Mon arrière-grand-père, je ne l’ai pas connu évidemment, mais j’ai vécu dans sa maison, et toute l’enfance que j’y ai passée m’a donné l’envie d’écrire une sorte de biographie romancée, « Le tableau amoureux ». En fait ce livre n’est pas un livre, je l’ai écrit de façon extrêmement visuelle, presque un scénario. Mais ayant vécu aux Collettes toute mon enfance, je pouvais imaginer ce qu’a été l’enfance de Coco, le plus jeune fils, et de Jean, et de Pierre, la vie de la famille, puisque j’étais dans les murs, j’étais « in vitro », j’étais dans le jus. J’ai vécu le quotidien de cette maison, et ça m’a beaucoup aidé pour donner l’âme de cette demeure, les Collettes, et imaginer ce qu’a été la vie de Renoir. Même si je ne suis pas historien, j’ai eu un souci d’exactitude. A l’exception faite qu’il y a des choses qui se sont passées et que nul historien, nul témoin n’a pu rapporter.
Et c’est très agréable, parce que ça permet de laisser son imagination travailler. On peut supposer être très précis, comme quand on reconstitue une mosaïque à laquelle il manque des éléments. On se dit « là, forcément, ça va être la tête du cygne, ou le pied de la déesse… ». Quand on est dans l’esprit, à partir de faits connus, on peut retracer la partie manquante. Mais la finalité était de faire un film. Le film existe. Toute adaptation est difficile. Mais tout le monde ne connaît pas la vie de Renoir aux Collettes, et le film est une source d’informations. Ce que j’aurais souhaité dans le film, c’était de voir le quotidien, cette effervescence autour de Renoir, qui est un peu le pivot de ça, les enfants, les jeunes filles, la création, le doute, la cuisine, la douleur mais aussi la joie, tout ce qui fait le quotidien d’une famille. J’espère, par mon livre, avoir réussi à ce que le lecteur puisse s’identifier, se dire « moi aussi quand j’étais petit j’ai vécu dans une ferme, j’ai vécu ceci, cela, les premières amours… » J’aurais souhaité ça, j’aurais aimé le réaliser, j’ai failli le faire, avec Jean-Charles Tacchella, ça n’a pas abouti, malheureusement. Je l’ai proposé à différents metteurs en scène, entre autres Jean Becker, Patrice Leconte, et tous m’ont dit : « comment peut-on s’attaquer à ce sujet ? »
J’avais trouvé dans la complicité de Jean-Charles Tacchella une forme d’âme, et aussi chez Edouard Molinaro, qui m’a dit une chose vraiment adorable, il m’a dit « j’aimerais bien le faire avec toi, mais c’est ton film, et je serai ton assistant ». Ça m’a profondément touché… Bon, le film existe, il marche bien, il est oscarisé comme meilleur film étranger, représentant de la France aux prochains Oscars en 2014, très bien, que souhaiter de mieux ?
Photo de Une : Renoir dans l’atelier du jardin le 11 mars 1918, plaque de verre, vente Heritage septembre 2013.