"Depuis mon enfance, je tisse des liens avec le Japon."
<< Pendant de nombreuses années, ma mère fut chargée des relations avec la presse pour la représentation des films japonais au Festival international du film à Cannes. J’assistais alors à toutes les projections. Immergée dans cet univers magique, Ozu, Mizoguchi, Kobayashi, Kon Ichikawa furent, pour la petite fille que j’étais, d’extravagants baby-sitters. J’étais fascinée par ces films énigmatiques, ces histoires sombres, ces héroïnes sublimes et désespérées aux visages couleur de lune, vêtues de somptueux kimonos de soie.
J’ai longtemps rêvé à ces images nées de l’ombre avant de les rencontrer, et de pouvoir les capturer.
Lors d’un de mes premiers séjours à Kyoto, c’était un soir dans le quartier de Gion, ou était-ce à Ponto-Cho, des rires, des bruissements soyeux, le tintement de grelots, le 2 claquement de socques de bois sur les pavés, m’alertèrent. Je vis apparaître, dans la lueur des phares d’un taxi qui s’éloignait, les silhouettes mouvantes d’un groupe de Maïko.
Il y avait là une coïncidence inouïe avec le souvenir que j’avais de ces films qui m’avaient enchantée. En quelques secondes, j’avais basculé dans la fiction.
Je les ai suivies, je les ai photographiées, le coeur battant, comme une voleuse. Des nuits entières, j’ai déambulé dans les rues à leur recherche, à la rencontre de ces souvenirs improbables.
Le miracle de la photographie est de pouvoir reconnaître l’image qui coïncide avec ce qui vous habite depuis toujours, c’est l’instant fugitif où la magie affleure au croisement du réel et de l’imaginaire.
En ce début du 21e siècle, le Japon m’offrait, totalement préservés, les codes et les images de ce monde poétique qui hantaient mon imagination.
J’aime la nuit qui déréalise, j’aime l’ombre dont Tanizaki fait si merveilleusement l’éloge : « Nos ancêtres tenaient la femme, à l’instar des objets de laque à la poudre d’or ou de nacre, pour un être inséparable de l’obscurité (…). Ils s’efforçaient de la plonger toute entière dans l’ombre ; de là, ces longues manches, ces longues traînes qui voilaient d’ombre les mains et les pieds, de telle sorte que les seules parties apparentes, à savoir la tête et le cou prenaient un relief saisissant ». *
Le monde des Geiko (terme utilisé à Kyoto pour désigner une Geisha) est un monde magique, mystérieux, subtil et secret, dont les codes se dérobent avec bonheur à toute tentative de mise à plat.
Les Maïko, ces très jeunes filles, que l’art du maquillage et le port du kimono transformeront en une femme fictive sont destinées à devenir Geiko. Chez certaines, les traits de l’enfance transparaissent encore quelque temps sous le maquillage, avant de se perdre. Le fard blanc qui recouvre leur peau est là pour effacer de leurs traits toute singularité, et pour les réduire à une page blanche.
Le maquillage écrit le visage, le calligraphie, le métamorphose en signe, en archétype de la féminité. Maquillées, parées, Maiko et Geiko deviennent le signe de la Femme. Après un long apprentissage, elles seront capables d’élever la séduction au rang d’une esthétique, et pratiqueront tous les arts avec un incomparable talent.>>
*Extrait de- L’Éloge de l’ombre – de Junichiro Tanizaki