Après quinze ans d’absence, « La Traviata » revient sur la scène de l’Opéra de Nice dans une mise en scène de Pascale Chevroton et sous la direction musicale de Philippe Auguin, dont c’est la première « Traviata ». Oeuvre lyrique parmi les plus jouées au monde, l’opéra de Verdi restitue non seulement la subtilité et la diversité des sentiments humains, mais porte également une vraie réflexion sur le statut de la femme dans une société dominée par les hommes.
Courtisane parisienne, Violetta donne une réception au cours de laquelle un de ses anciens amants lui présente Alfredo, un nouveau venu qui lui déclare aussitôt l’amour qu’il lui porte depuis un an déjà. D’abord sceptique, Violetta est cependant troublée par ce sentiment qu’elle fait naître et qui lui est inconnu : son seul plaisir c’est la fête et elle se surnomme elle-même La Traviata, (en français « la dévoyée ») en se vantant de sa vie de noceuse. Mais, finalement conquise, les deux vont filer le parfait amour, ce qui va provoquer des jaloux – la société s’offusque d’un bonheur qui fait injure aux mornes défaites conjugales ordinaires - jusqu’à ce que le père d’Alfredo oblige une séparation dont Violetta ne se remettra pas.
Rappelons que La Traviata fut « La Dame aux camélias » sous la plume d’Alexandre Dumas fils, avant d’expirer de manière si déchirante chez Verdi. Dans cet opéra, elle se transforme en une héroïne poignante portée par une musique maniant la pulsation de l’urgence et le tempo des sanglots, la fête et le désespoir, le désir et l’abandon... Lorsque le rideau se lève, Violetta, dans une somptueuse robe blanche, joue sa mort sur scène dos aux spectateurs réels de la salle, mais devant un public composé du choeur installé dans des loges imitation à l’identique de celles de l’Opéra de Nice. C’est le théâtre dans le théâtre, avec une mort prémonitoire. Les décors conçus par Roy Spahn sont des plus réussis, avec des vidéos de Paulo Correia pour ajouter une impression de profondeur et de foule.
Les costumes de Katharina Gault sont très originaux, haute couture à la dernière mode d’une société branchée pour laquelle le luxe est de mise et Violetta ressemble à une poupée avec sa robe à volants. Les coiffures sont aussi surprenantes et les perruques vont bon train.
Quelques choix dans la mise en scène peuvent troubler, étonner. Durant la paisible scène de vie à deux, loin des tentations parisiennes, Alfredo fait des pâtés de sable. Est-ce pour signifier qu’ils se sont éloignés de Paris ? Ou pour montrer que, quoique voulant se comporter en homme, il est resté un petit garçon qui obéit aux injonctions de son père ? Ou encore, construit-il en sable quelque château imaginaire... ? Toute interprétation est possible et interroge le spectateur. Pourquoi Violetta est-elle en double lors de la fête chez Flora ? Déjà à moitié morte, se dédoublerait-elle, son corps quittant la dépouille de son corps ? Y aurait-il deux mondes, celui du théâtre et celui de la réalité ?
La scène de défi entre Alfredo et son rival, puis l’humiliation publique de la jeune femme, prostrée à terre, précipitent l’agonie de Violetta. Portant une robe très excentrique lors de la fête chez son amie Flora, elle la dégrafe afin d’être vêtue d’une simple tunique dépouillée tandis qu’elle se meurt. Dans le rôle de Violetta, Cristina Pasaroiu déchaîne des ovations très méritées. Elle a une voix exceptionnelle, chaude, ronde, ample, même si elle n’a pas le velours sensuel que demande le rôle. L’art avec lequel elle incarne et transfigure son personnage n’en est que plus impressionnant. Elle forme un duo d’exception avec Vittorio Vitelli, le père d’Alfredo, lorsqu’il vient lui demander de sacrifier son amour pour la réputation de sa famille. Ce baryton a une voix riche en nuances et un jeu habité. Que dire d’Alfredo ? Le ténor Giuseppe Varano est un habitué du rôle, trop peut-être, ou cette lecture l’aurait-elle déconcerté ?
Four absolu le soir de sa création à la Fenice de Venise en 1853, « La Traviata » est unanimement reconnue aujourd’hui comme l’une des oeuvres majeures de l’art lyrique et surtout la plus belle histoire musicale sur le sacrifice par amour. Dans cette nouvelle production de l’Opéra de Nice, on est bousculé, ébranlé par plusieurs chocs visuels et sonores. On en ressort bouleversé par l’émotion, comblé et en accord avec le mot de la fin sur lequel Violetta expire « Oh gioia ! Oh joie ! »