Boris Vian n’aura pas eu de chance. Il s’est éteint à l’âge de 39 ans sans avoir rencontré le succès de son vivant, hors Saint Germain-des-Prés. Aujourd’hui, comme un pied de nez ironique, le Covid-19 est venu s’ingérer dans les célébrations organisées à l’occasion du centième anniversaire de cette figure de l’après guerre, tous les spectacles prévus étant annulés. Pour paraphraser Vian, "on n’a pas beaucoup le cœur à la rigolade" même s’il "ne faut jamais croire les journalistes quand ils répètent ce que disent les musiciens".
Écrivain, joueur de "trompinette" fou de jazz, chroniqueur mordant, humour subtil ou féroce selon l’humeur : c’est un délice de se plonger dans la
stimulante succession de ses livres (de poche, numériques, audio) des bandes dessinées, documentaires, courts métrages qui sont consacrés au grand satrape autoproclamé des nuits du juste après guerre. Dans sa discographie aussi. Ce qui suit peut servir de guide dans l’univers de Boris Vian, à prendre la mesure du personnage.
Le jazz avant toute chose
Si les spectacles du centenaire sont annulés, on peut se consoler en regardant sur Viméo "Le Traité de Civisme" avec Dominique Pinon et Silvia Lenzi, et sur YouTube un film d’animation de Michel Gondry. Il y a aussi beaucoup d’émissions passionnantes en réécoute sur France Culture et France Musique.
Lui qui fut si vivement critiqué par... les critiques de son temps se trouve maintenant sacralisé dans le cercle élitiste des classiques de La Pléiade. La critique, il ne prenait de gants avec elle, leur lançant "foutez la paix au peuple avec vos idées transcendantes et tâchez de servir à quelque chose".
Vian a beaucoup écrit, sa correspondance est exceptionnelle. Un nouveau volume venant s’ajouter aux autres devait paraître en avril, réunissant 500 lettres inédites.
De 1946 à l’année de sa mort, il avait soutenu toutes les formes de jazz dans le magazine Jazz Hot. Il savait pourtant que chercher à étendre le public de jazz en l’éduquant était mission impossible : "c’est au public de s’éduquer seul". Il a pourtant popularisé les jazzmen américains en France. Il a rendu compte de tous les concerts du premier
festival International de Jazz à Nice en 1948. Ses chroniques sont réunies dans plusieurs éditions de poche.
L’écume des jours
Son esprit décalé, son irrévérence se retrouvent dans les paroles de ses six cents chansons écrites de 1944 à 1959, dont les mélodies efficaces ont fini par inoculer le rock des années 50. Sa "Complainte du Progrès" n’a rien perdu de son actualité ! "Le Déserteur", qui avait tant plu au public de l’Olympia, tout en étant restée longtemps censurée à la radio, a été reprise un nombre incalculable de fois, jusqu’à une version Raï interprétée par le chanteur algérien Nadim. Claude Abadie, cofondateur de l’orchestre Abadie-Vian, vient de disparaître et avant lui tous ses complices : Reggiani,
Gainsbourg, Coluche, Higelin. Reste Juliette Greco. Jean-Louis Aubert (Téléphone) chante "Ils cassent le monde" en acoustique accompagné à la guitare. Et le groupe "Debout sur le Zinc" a enregistré en 2019 un superbe album 100% consacré à ce grand Monsieur. Devenu immortel par son œuvre, Vian aurait bien mérité l’Académie. Mais, esprit libre et indomptable, il aurait beaucoup trouvé à redire de tant d’honneurs. Préférant sans doute regarder "L’écume des jours" et jouer de la trompinette toute la nuit plutôt que de porter l’épée et le bicorne.