Le roman raconte l’expérience d’un jeune adolescent fugueur – c’est lui qui nous parle.
En souffrance, il cherche vainement à communiquer avec les autres, malgré le mal-être et le désarroi propres à son âge.
Décédé en 2010 à 91 ans, Jerome David Salinger s’était retiré de la scène publique dès 1965, pour vivre reclus dans le New Hampshire et y écrire paisiblement, sans cependant ne rien donner à publier. Comme si tout ce qu’il avait à dire aux lecteurs s’arrêtait à cet « attrape-coeurs » (The Catcher in the rye), à « Franny et Zooey » et à quelques nouvelles parmi lesquelles les célèbres « Un jour rêvé pour le poisson-banane » et « Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers ! ».
Ce livre faisant de lui un mythe, sa vie sera donc restée entourée de mystère. On sait pourtant qu’il a participé en juin 1944 au débarquement en Normandie, à Utah Beach le jour J, et qu’il a été parmi les premiers soldats à pénétrer dans les camps de concentration. Il sera ensuite hospitalisé en 1945 pour un syndrome de stress post-traumatique.
Pour Salinger, le plaisir de l’écriture est manifeste. Sous sa verve comique, il se laisse entraîner dans un déluge de mots. Son personnage désenchanté raconte son histoire en s’adressant au lecteur qu’il entraîne dans son tourbillon de répétitions et de paroles souvent argotiques, sinon inventées, tout en le prenant sans cesse le lecteur à partie. « ...et j’ai regardé les filles. Pour beaucoup de collèges, les vacances avaient déjà commencé. Il y avait bien un million de filles, assises ou debout, ici et là, qui attendaient que leur copain se pointe. Filles croisant les jambes, filles croisant pas les jambes, filles avec des jambes du tonnerre, filles avec des jambes mochetingues, filles qui donnaient l’impression d’être extra, filles qui donnaient l’impression que si on les fréquentait ce serait de vraies salopes. C’était comme un chouette lèche-vitrines, si vous voyez ce que je veux dire. »...
Avec un style toujours égal dû un sens du détail, ces faux souvenirs sont devenus un genre littéraire jamais égalé. A travers le passage de l’adolescence à l’âge adulte, Holden Caufield nous parle des chocs d’aujourd’hui en charriant des concepts éternels : le temps, la filiation, l’identité, la sexualité, le sentiment d’abandon de l’enfance, le désenchantement de la jeunesse...
Dans cette échappée belle, cette évasion sans réfléchir, le style se saisit au vol, à l’arraché, il faut courir vite, comme un chien fou à bout de souffle.
L’extérieur rejoint l’intérieur, les deux fusionnent, il suffit d’avancer sans s’arrêter. Il y a beaucoup d’humour et de trouvailles dans cette fugue sur les
chapeaux de roue où l’ado est avide de se raconter à travers un flot de confidences apparemment en vrac. Il traque juste, avec audace et une terrible lucidité, ses misères intimes, ses médiocrités, ses faiblesses. Sans être un moraliste. Mais angoissé jusqu’à l’os cet émouvant personnage s’arrange mal de l’existence. On ne saurait faire d’inutiles comparaisons avec aucun autre auteur, sans doute n’y a-t-il pas d’équivalent, ce qui fit le succès immédiat du livre sans qu’il ne cesse depuis.
Même si on a tout oublié de « L’attrape coeurs », en le relisant des années plus tard, on ne peut que se souvenir de l’intensité de la lecture et de l’émotion qu’il procure.
C’est comme retrouver quelqu’un qu’on aime, avec une surprise renouvelée quoi qu’il reste de ce vertigineux roman (magistralement traduit en français par Annie Saumont). Soi-même on a vieilli, Holden Caufield lui ne change pas, il garde toujours sa jeunesse fantasque en révolte contre la bourgeoisie. En s’égarant dans toutes sortes de digressions - dont il fait d’ailleurs l’apologie au cours du bouquin -, il défie le temps avec le même regard acéré sur ses copains, ce qui donne un ton comique à ce livre qui ne l’est pourtant pas.
Dans un maelström d’interdits bravés, de sexes enfiévrés, de sang bouillonnant, les mots sont rois dans ce monde téléguidé par un piteux héros au bord des larmes et de la colère. Il scrute, il collecte et assemble les mots et affronte tantôt de face, tantôt de biais, les faux-semblants, les non-dits en s’immisçant dans les pensées qu’il suppose chez l’autre. Il raconte vite, de manière heurtée et se lance dans des phrases rapides où les idées s’entrechoquent et il déroule sa pensée avec le désir de s’ouvrir à celle des autres fut-elle aux antipodes. D’où vient alors sous sa plume cette noirceur cynique et désabusée, cette tension dont il nimbe les choses de la vie ?
La pénétration psychologique dont Salinger fait preuve, son aptitude à fouiller en profondeur dans le labyrinthe secret de la conscience, étonne et captive. Les corridors infinis de l’inconscient où évoluent ses pulsions qui échappent à la pensée et aux mots de ce garçon aux aspirations contradictoires. Dans une fumée de cigarettes (à l’époque on fumait un max), il scrute, il collecte et assemble les mots en affrontant, tantôt de face tantôt de biais, les faux-semblants et les non-dits. Puis il s’immisce dans les pensées qu’il suppose chez tout autre et reste dans l’ordinaire de leurs vies, ce qui est d’autant plus oppressant.
Dans l’écriture très distancée et pourtant enfouie à l’intérieur de la tête de ce garçon intrépide, à la fois au bord des larmes et de la colère, les phrases filent comme sa fugue et suivent son rythme avec un vocabulaire imagé qui semble détaché de toute cette affectivité manifestée cependant entre des mots simples, quoique souvent moqueurs et même parfois féroces.
Un roman à la fois ténébreux et burlesque pour ceux qui aiment lire pour rêver et pour rire.
Caroline Boudet-Lefort