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Jean Mas, Une Œuvre par André Giordan

L’effervescence créatrice à Nice n’a pas cessé depuis les premiers foyers de Terra Amata il y a 400 000 ans. L’iconoclaste Carnaval de Nice, né en 1294, la première École de Nice de Brea (1450-1525) et Mirailhet (1395-1557) qui remettait en cause les codes traditionnels du gothique, ouvrant la voie à la Renaissance, ont suivi.

À partir de 1860, la ville était la première destination touristique du monde, et l’Établissement littéraire Visconti a été pendant plus de cinquante ans (de 1839 à 1895) l’une des librairies les plus réputées d’Europe « un lieu de rendez-vous hivernal des amoureux des arts-et des lettres, de la haute société niçoise et étrangère  ».

Au début du XXe siècle, Nice est à l’avant-garde : -du cinéma (des studios existent depuis 1908), -du jazz : elle accueille le premier Festival de Jazz au monde (avec entre autres Louis Armstrong, Milton Mezzrow, le quintet du Hot Club de France), - de l’aviation : le premier meeting aérien a lieu en 1908 (son aéroport ouvert en 1929 est toujours le deuxième de France).

La présence dans la région d’artistes majeurs va faire de Nice un laboratoire artistique : Renoir, Matisse, Duchamp, Picasso (venus d’ailleurs), mais aussi de niçois : Klein, Arman, Raysse (Nouveaux Réalistes), Ben, Malaval, Venet, Alocco, Monticelli, le mouvement Support Surfaces, vont placer Nice à l’avant-garde de l’art, de la musique contemporaine (Eliane Radigue, pionnière de la musique électronique) et de la littérature (Le Clézio, Biga).

Et bien sûr, Jean Mas, qui « synthétise l’Ecole de Nice  » (Restany)…

Une synthèse si complexe qu’il «  semble presque impossible de revenir sur l’œuvre complète de Jean Mas, tant ce dernier a réalisé depuis la fin des années 60 un grand nombre de performances qu’il est difficile de les décrire une par une. Il y a quelque chose de Sisyphien dans ses performances absurdes, poétiques et dérisoires à la foi (…). Une action de Jean Mas peut paraître pour certains anecdotique. Analyser l’ensemble de son travail sur quarante ans permet d’en comprendre le sens et la portée dans le temps. Il ne faut pas rater cela afin de bien noter que Jean Mas n’est pas qu’un artiste de l’École de Nice. Il est surtout une très bonne nouvelle pour l’art tout court. Aucune mouche ne vous dira le contraire » (Éric Mangion, directeur artistique de la Villa Arson).

Un livre vient de paraître : « Jean Mas, Une Œuvre » par André Giordan

Il vient à point pour tenter de rassembler les différents aspects d’une œuvre prolifique qui, « au delà d’expressions plastiques s’articulent des conférences-actions (les Performas) où la psychanalyse, la science, la politique, la littérature tiennent une grande place (romans, essais, correspondance, etc.). » (André Giordan)

On y apprend notamment que jeune homme travaillant alors au Gaz de France, il a son attention attirée par le mouvement artistique Fluxus représenté à Nice par Ben.
Il raconte ses débuts dans l’art : « Par curiosité, intrigué par ce personnage, dès 1963, je m’intéresse à Ben et à ceux qui fréquentaient sa boutique : Alocco, Biga, Flexner, Serge III... Dès mon retour de l’armée fin 1966, début 1967, j’y allais régulièrement trois fois par semaine, à la fermeture du magasin. Les discussions se tenaient ensuite au bistrot. Premier pas fortuit sur la scène artistique au Théâtre de l’Artistique où pour un concert Fluxus, Ben avait pris des amis proches et en tant qu’œuvre d’art, on était monté sur scène. Pour l’occasion a été fondée la troupe Art Total. Grosse pagaille où tout était possible, notion du tout possible. Bref, je me sentais bien avec : Fluxus et l’appel de la vie (l’Amor de Fluxus), Support-Surface et les textes théoriques » (cité par France Delville).
Très rapidement, la Cage à Mouches, son véhicule artistique, né d’une boutade et prenant la place du Rien, est devenu son « objet princeps ». Née d’une pratique enfantine, elle lui permet de retourner les mots qui deviennent sa matière première. À la manière de Lacan, des oulipiens, des poètes, de Raymond Devos, il les détourne et les fait miroiter pour qu’on en découvre leurs faces cachées, leurs paradoxes, leur inconscient (qui comme chacun sait, est structuré comme un langage). Il jongle avec les mots comme avec des bulles ou des balles, il les fait rebondir, s’entrechoquer pour leur faire dire des vérités improbables, inattendues, souvent éclairantes.

En 1977, il participe à la première exposition du Centre Pompidou, organisée par Ben et Jacques Lepage en montrant au monde une « grande pièce Cage à Mouches ». Moins de vingt ans plus tard, à l’automne 1993, c’est Alexandre de la Salle dans sa grande galerie de Saint-Paul qui célèbre les « 20 ans de la Cage à Mouches » : « Diable, vingt années de Cages à Mouches, de ce piège à rien, par un vaut rien, qui les vaut tous, comme disait le grand homme, et qui, de les prendre, les perdait aussitôt, puisque mouches, elles se voulaient bien sûr, fines...  » (Alexandre de la Salle cité par France Delville)

Le livre d’André Giordan montre comment de ses mots (le plus souvent humoristiques) sont nés des objets dits d’art :
après les Cages à Mouches (mages accouchent), sont nées les bulles de savons (et de savoir), des ombres, des versions, des À vendre, des Peu, etc., et parfois même d’autres mots... Des interviews et des écrits de l’artiste, des textes d’auteurs, de critiques, finement rassemblés par l’auteur permettent d’approcher l’imaginaire prolifique de cet artiste insaisissable qui, prenant au mot les mots et les choses, éclairant l’inconscient des objets, pratique un art extrême.

Comme van Gogh décidant qu’il fallait exagérer les couleurs, Jean Mas outrepasse les mots en mettant en déroute leur rapport habituel au réel, à sa signification. Après avoir remis en question le statut de l’image, il nous propose une révision radicale de celui de l’objet.

Le livre nous promène dans son univers foisonnant d’idées, de concepts d’objets, d’images de ses actions et performances. Un ouvrage à déguster.

« Jean Mas, Une Œuvre », André Giordan, Les Editions Ovadia, 2022, 30 €

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