Annexe
« Le même livre », œuvre commune de Jacques Hassoun et Abdelkebir Khatibi est-il le fruit d’une chute subite dans l’angélisme ? Pas le moins du monde. Chacun essaie de trouver d’où il parle, en essayant de penser sa « langue », ambivalence, trauma sont présents… Et le dernier livre écrit par Jacques Hassoun - on pourrait dire son testament - s’intitule « Actualités d’un malaise », j’y reviendrai. Mais avant, comme pénultième en quelque sorte du constat d’honnêteté, de lucidité, de courage souriant de ce grand homme, je voudrais revenir un instant aux « Juifs du Nil », et à « L’annexe » de la page 207, incontournable en ceci qu’elle évoque le récit d’un juif pris dans les représailles égyptiennes en 1956, un texte plus que bouleversant intitulé « Les Juifs de Nasser » :
« Pris entre le marteau et l’enclume, utilisés par une monarchie faillie et un pouvoir nassérien qui « se devait », entre deux réalisations réellement grandioses, réellement bénéfiques pour l’Égypte, de se lancer dans la voie de la guerre libératrice (avec le succès que l’on sait en 1956 et 1967 sur le front israélo égyptien, mais aussi au Yémen...), les Juifs d’Égypte furent poussés dehors en 1956, ou du moins furent expulsés ceux qui jouissaient du statut de protégé français et anglais ; puis les suivirent les sujets dits locaux ex sujets de l’Empire ottoman (ce qui en faisait au regard du droit international des apatrides). Plus tard, les nationalisations du début des années 1960, qui frappèrent toute une couche de la petite et moyenne bourgeoisie, juive et non juive, déclenchèrent un exode général des minorités qui finit de vider la communauté juive de ses membres. Enfin, en 1967, lors de la guerre des Six Jours, plus de 30 % des 3 000 Juifs restants furent internés dans des conditions atroces. Un homme de lettres, qui exige encore aujourd’hui de garder l’anonymat, décrivit dans L’Express les conditions de cet internement.
À relire ces pages, on ne peut que se demander comment ce peuple égyptien put excréter de telles marionnettes sanglantes, qui répétèrent sur le mode de la farce dramatique ce qui fut quelque vingt cinq ans auparavant une tragédie inouïe.
Devions nous celer cet épisode alors que l’Égypte, aujourd’hui comme jadis, comme toujours, représente le pays de l’extrême civilité et de la convivialité ? L’expérience nous apprend que tout silence porté à l’endroit d’une partie de l’Histoire ne peut que faire retour sur un mode plus ou moins déguisé, pour venir hanter les protagonistes de ces événements et leurs descendants. Et nous sommes les uns et les autres, exilés et habitants de ce pays, trop attachés à une commune éthique pour céder à la tentation du silence et du déni. (J.H).
Suit, dans « Histoire des Juifs du Nil », le récit de « l’homme de lettres qui a préféré garder l’anonymat », reproduit avec l’aimable autorisation de l’Express, où il avait été publié. Une phrase, vers la fin, peut peut-être provoquer des larmes chez ceux qui, un jour, durent quitter le pays qu’ils aimaient : « Je passai quelques jours encore à la prison des Barrages et quelques heures à la Citadelle. Au bureau des passeports, le lieutenant-colonel Minchaoui, un peu gêné, m’avait, un matin, fait signer mon désistement : je n’étais plus égyptien. Je m’en allais ».
Une affaire de Samaritains
Moi j’avais appris l’Égypte dans le « Quatuor d’Alexandrie » de Laurence Durrell, Justine, Mountolive, Balthazar, Cléa, il y avait aussi « le poète de la ville », Constantin Cavafy… un pays rêvé, et, en entendant Jacques Hassoun pour la première fois, à Nice, en 1992, dans le colloque ayant pour titre « La xénophobie est-elle une norme psychique ? », - il parlait des samaritains, son dada, des gens qui veulent rester entre eux – j’ai prêté l’oreille, et je n’ai plus jamais cessé de l’écouter. Jacques Hassoun a des choses à nous dire, très importantes.
Il a eu la gentillesse d’envisager que nous pourrions écrire quelque chose ensemble, j’ai enregistré quelques conversations préliminaires – d’où le passage sur le khâ égyptien cité plus haut – et un jour il m’a demandé de le représenter à Nice, à la séance du 13 mars 1999 du colloque intitulé « Le sacré dans tous ses états » organisé par Patrick Amoyel et l’Abbé Philippe Asso à la Faculté des Lettres, cat il ne pouvait plus se déplacer. A Paris, il m’a confié son dernier manuscrit, non encore édité : « Actualités d’un malaise », que j’ai essayé de présenter au public de la Faculté des lettres de Nice.
Je crois avoir dit que ce livre avait été écrit en écho à Malaise dans la Civilisation et Avenir d’une illusion, et comme pour comparer la situation d’avant la guerre de 40, les inquiétudes, le pessimisme de Freud, et la situation d’aujourd’hui (nous étions en 1999). Pour poser la question de la militance qui, à ce moment, se trouverait confrontée à un : tout est égal à tout.
Se demander si les engagements sublimes (ils restaient sublimes pour lui), vis-à-vis de la lutte des classes, vis-à-vis du tiers-monde, sont fondés sur du religieux, c’est-à-dire sur de l’Illusion. La religion, quoique nouante et dynamisante restant une illusion. Nécessité de se confronter à l’illusion pour se désillusionner...
Des événements sans nom
Mais ce qui semble nous déborder, c’est ce « quelque chose qui échappe »..., c’est-à-dire « ce qui ne cesse de nous parvenir d’une actualité traversée par des événements sans nom ».
Manière de revenir d’entrée de jeu à la notion d’intraitable, car intraité. Revenir à l’innommé. C’est-à-dire à l’absence de conflit, au sens où il l’entend.
Ce positionnement du sujet - dans la discussion, faisant une place à l’Étranger, à l’Autre, même dans une violence, - étant peut-être le concentré de ce qu’apporte sa théorisation.
Et c’est ce qu’il développe : l’inertie. Au sens fort : une « immuabilité invivable » dans la mesure où celle-ci relève de ce qu’il est convenu d’appeler le réel, l’inamovible, l’inerte.
Donc repérer le "religieux", c’est-à-dire le signifiant figé, qui permet l’intégrisme politique. Avec toujours un parallèle avec le risque d’intégrisme du psychanalyste...
Théorisation d’une grande rigueur, mais aussi théorisation d’un écrivain, et d’un poète. D’un poète pas seulement de la bi-langue, mais assez polyglotte, puisqu’il parle cinq langues... Avant de livrer des extraits du texte, j’avais fait remarquer que la position d’exil, Jacques Hassoun nous l’indiquait de par son vécu même, puisque sa date de naissance était inscrite dans les trois temps du monothéisme. Déjà cela.
Alors quelles étaient les questions posées ? Qu’est-ce qu’une illusion ? A-t-on tellement envie de s’en débarrasser ? Quelles sont ces « évidences » sacrées qui inscrivent le fantasme dans du bronze ? Le malaise dans la civilisation s’accroît-il au fil de croyances exponentielles venant combler un vide déchirant ? L’illusion n’a-t-elle pas un bel avenir ? Qu’est-ce qui, de l’innommé, de l’innommable, vient paralyser la pensée face à des « faits » qui ne sont que des purs fragments d’un réel intraitable ? Et je disais que le dernier manuscrit de Jacques Hassoun, non encore publié, était une longue réponse à ces questions, en guise de mise au point, face à ce qu’on appelle notre monde, c’est-à-dire les représentations que nous nous en faisons. Ce dernier texte s’intitulait « Actualités d’un malaise », et débutait par cette phrase de Cornelius Castoriadis (tirée du « Le Monde morcelé », « La fin de la philosophie ») : « La liberté n’est pas menacée seulement par les régimes totalitaires ou autoritaires. Elle l’est aussi de manière plus cachée mais non moins forte, par l’atrophie du conflit et de la critique, l’expansion de l’amnésie et de l’irrelevance, l’incapacité croissante de mettre en question le présent et les institutions existantes, qu’elles soient proprement politiques ou qu’elles portent les conceptions du monde ».
Ensuite Jacques Hassoun écrivait, sous le titre « Chapitre 1 : Quelque chose échappe... »
« Il aurait été tentant de commencer cet essai par un récit....En effet, comment revenir une fois encore sur le malaise que connaît notre société sans faire appel à ce qui ne cesse de nous parvenir d’une actualité traversée par des événements sans nom.
Cet innommé est évidemment fort troublant.
Il nous place dans une situation paradoxale : nous tentons constamment de lire dans le passé ce qui pourrait donner un sens aux événements actuels et dans le même temps nous sommes bien forcés d’admettre que nos tentatives sont constamment vouées à l’échec.
Quelque chose échappe à notre entendement () non pas seulement que nous soyons confrontés à des ruptures, non pas que les événements auxquels nous sommes mêlés se présentent comme des faits sans précédence aucune, propres à susciter l’effroi, mais nous avons toujours quelque surprise à reconnaître dans la canaillerie qui nous environne ce qui jusqu’ici semblait ne relever que de l’exception.
Cela suscite pour le moins de l’étonnement, voire une intense inquiétude, un grand malaise devant des énigmes que la pensée semble incapable de résoudre.
J’ai placé ces pages sous le signe d’une conférence tenue par Castoriadis à l’université Goethe de Francfort en novembre 1986, texte fidèle aux réflexions déjà en cours dans les années 60, les années « Socialisme ou Barbarie », qui ont représenté pour moi, jeune mais ancien militant d’extrême gauche, une ouverture remarquable.
La liberté, nous dit l’auteur, est menacée non seulement par la dictature mais aussi par l’atrophie de la pensée et l’absence de critique.
Qu’est-ce que l’atrophie de la pensée, sinon la difficulté de considérer le conflit comme central ? Entendons-nous bien : ici le terme de conflit ne relève pas d’une sanglante querelle qui aboutit à la mise à mort psychique ou physique de l’autre, et qui représenterait en elle-même un camouflage radical de la critique, sinon sa dénégation. En effet j’ai tendance pour ma part à considérer la critique comme relevant d’une démarche subjectivante, même si elle est considérée par beaucoup comme archaïquement civique. A ce titre, elle se situe à mille lieues de celle qui se réduit à une gesticulation tendant à rejoindre la pensée du « nous ne devons rien faire, seulement attendre » heideggerien, dont l’avatar actuel aurait pour nom - à suivre Castoriadis – « déconstructionnisme ». (…) C’est ainsi qu’entre illusion et malaise, le sujet parlant inscrit son histoire d’enfant, son histoire familiale, son histoire de citoyen aussi, dans cette longue suite d’actes qui lui sont propres mais qu’il partage avec un ensemble auquel il est lié par les processus mêmes d’identification. (…) En effet nous avons tous tendance à oublier que l’acte (dans l’acception qu’en donne Lacan, en tant qu’il est situé dans une continuité et une rupture inaugurale chez le sujet) serait impensable s’il ne s’inscrivait pas dans un processus de transmission, dans un processus sans lequel l’existence même des masses, serait, soit impossible, soit réduite à un pur et simple ensauvagement. N’est-ce pas au croisement de la subjectivité et de ce que le sujet reçoit en héritage et qu’il inscrit, ce faisant, dans un plus grand ensemble, que les manifestations de l’inconscient - tel un lapsus, une boîterie de la langue venue du plus profond de son histoire même... et de celle de ses ancêtres - que les manifestations de l’inconscient, donc, semblent tracer les limites de sa subjectivité ?
(Etc. à lire dans « Actualités d’un malaise, de Jacques Hassoun…)