L’art comme transmission réussie
Jacques Hassoun s’intéressait beaucoup à l’art évidemment, et, à la Galerie Alexandre de la Salle, on le vit curieux de tout, mais particulièrement touché par les œuvres de Louis Chacallis et Jani. Louis Chacallis, né en Algérie, et qui se rendit en 1986 à Karnak pour y déposer de ses grands personnages, qui, d’habitude indiens déjà métissés, se chargèrent tout à coup d’une « égyptianité » troublante. Abandonnés, coincés, ancrés, lovés, il les photographia mêlés au site, en fit d’admirables pastels qui suscitèrent, entre Jacques Hassoun et moi, l’un des passages d’un dialogue destiné à devenir livre commun, à partir du « Khâ » égyptien, sur la fonction paternelle.
Cet extrait de dialogue fut, quelques mois plus tard, retranscrit dans le « paradoxe d’Alexandre » catalogue de l’exposition du même nom au CIAC en juillet 2000 :
France Delville - Dans une ambivalence permanente, entre cassures et continuité, l’histoire de l’art manifeste le désir de se passer du père, et pourtant d’un retour au père, un nouvel appel au père... Ainsi Louis Chacallis avec ses personnages lovés dans les corps de pierre des pharaons... Pour retrouver à la fois l’Accueil et le Nom. C’est la définition du Khâ égyptien, à la fois tendresse et désignation du monde, vers lequel il sera alors permis de se tourner... (au contraire de l’injonction d’Hamlet, père d’Hamlet, au fils Hamlet : re-tourne-toi vers moi, et venge-moi, occupe-toi de mon histoire et pas de la tienne. Rajouté par moi aujourd’hui)
Jacques Hassoun - Attitude individuelle mais où la dimension politique n’est jamais absente, cela rejoint, c’est vrai, ce livre sur Karnak, de Chacallis, ce livre tout à fait étrange, où, sur un bas-relief est collé autre chose, ici ce bloc, ce corps morcelé, d’Osiris... notre pharaon perd la tête, ne sait plus sur quel pied danser... voûte de l’entre-deux mondes, entre ciel et terre, chimère qui joint les espaces de ce naufrage des temps, le bleu du ciel peut-être, le tableau s’inscrit, la peinture efface peu à peu le commentaire. En même temps la peinture efface le commentaire et est en elle-même un commentaire.
C’est une manière ironique, subversive, que de reprendre un bas-relief, quel qu’il soit, et d’y introduire un élément nouveau, à la fois homogène et hétérogène. Cela permet de faire un pied de nez à des représentations extrêmement anciennes, mais en même temps de les mettre en évidence. Peut-être que l’analyse c’est cela, c’est reprendre un morceau épars d’un corps réunissant un centre lumineux, le fragment, les résidus, la pierre, moments fossiles d’un éphémère passage, ombres, lumières etc. donc tout un ensemble d’irruptions de l’actuel dans le plus ancien, mais d’un actuel représenté lui-même comme un produit de l’ancien. C’est peut-être à ça que nous avons affaire dans une analyse, des morceaux d’ancien réapparaissant plaqués sur des bas-reliefs plus qu’anciens.
(France Delville avec Jacques Hassoun, début 1999, transcription d’un entretien qu’il n’a pas eu le temps de revoir...)
L’art de Louis Chacallis comme transmission
Dans le livre (Z’Editions) retraçant l’aventure de Louis Chacallis allant placer parmi les architectures et figures de Karnak des « fils », enfants d’aujourd’hui (ou des « fils », un nouveau tissage), lui-même a écrit : « La présence de Karnak, c’est une chose fragile, un souffle léger entre le ciel et la terre. Je vois le ciel dans la pierre. Je redonne vie au silence des passages du temps. La présence y est un voile fait de l’image absente des divinités oubliées, de leur effritement dans la pierre. La pierre retourne à la terre, la terre au désert, désert de toute création. Karnak est à recréer. C’est demain la couleur au grand jour. C’est réapprendre à regarder autour des choses caressées de soleil comme ces géants fils de Nout. Enfance translucide de l’Egypte. (Louis Chacallis, Karnak, 1986)
L’art de Jani comme transmission
Jacques Hassoun a aussi énormément aimé le travail de Jani, qu’Avida Ripolin avait déjà assimilé à du palimpseste, par ce texte par exemple sur les « Mémoires Palatines », (avec en exergue un haï-kaï de Hugo Caral)
Jardins de sable
aux flots ratissés
simplement mémoires...
Dans cette œuvre c’est le Temps qui est en jeu, pour une ouverture sur des souvenances sans fin, parfois Palatines, des entrelacs de civilisations pour dire l’effleurement des appartenances... Et aussi un hommage aux anonymes des tribus, ethnologie précieuse - dans tous les sens du terme - des inscriptions de toujours, temples, forêts vierges, villages de lagunes, hommes et femmes inspirés, en-deçà de l’individu, conscience de groupe, au service de l’Esprit... Art dépouillé de ses oripeaux, du lancinant ego, service rituel de la beauté... (Avida Ripolin, août 1994)
Le même livre
Une œuvre littéraire cette fois me paraît le prototype de ce que peut être une transmission réussie à travers deux individus de cultures différentes (si différentes que cela ?), il s’agit du « même livre » écrit à deux voix par Jacques Hassoun et Abdelkebir Khatibi. La quatrième de couverture dit :
« Le même livre, dans la tradition des correspondances qui, en leur temps, firent circuler la pensée, redonne la vie à l’échange et veut signifier à l’aveuglement contemporain que juifs et Arabes sont issus d’un même Livre, qu’ensemble, ils en ont perpétué la mémoire et qu’ensemble, ils doivent reprendre la plume pour couvrir d’une même encre, les pages encore blanches de leur histoire.
En cela, Abdelkebir Khatibi et Jacques Hassoun ont réussi un dialogue qui inaugure et ne se fonde pas seulement sur ce qui les lie aujourd’hui, mais sur ce qui depuis toujours les regarde et les com¬prend... le livre même.
Abdelkebir Khatibi est né au Maroc et vit à Rabat. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le livre du sang, La mémoire tatouée, Amour bilingue.
Jacques Hassoun est né en Égypte et vit en France depuis 1954. Il est l’auteur de Fragments de langue maternelle, Alexandries et de plusieurs essais ». (Editions de l’éclat, 1985)
A la croisée de deux textes
« Le même livre » est un livre extraordinaire, leurs auteurs le définissent ainsi :
« Cet ouvrage est une rencontre, ou plutôt l’effet d’une rencontre. L’un de nous, qui est né à Alexandrie, vit à Paris, et l’autre, né sur la côte océanique d’El Jadida, vit au Maroc.
C’était au mois de juillet 1980 que le hasard nous avait mis en présence l’un de l’autre. Mais cette rencontre était précédée par la lecture croisée de deux textes : La blessure du nom propre (1974) et Fragments de langue maternelle (1979).
Quelques jours plus tard, alors que nous pouvions penser cette entrevue sans lendemain, nous décidions de nous écrire avec le projet de publier cet échange de lettres s’il se révélait, au bout de quelque temps, présenter quelque intérêt pour la lecture.
Cet échange devait obéir à une ligne directrice tenter, chacun pour son propre compte, d’entendre ce qu’il en est de la question judéo arabe, sans s’interdire toutefois de prendre quelques chemins de traverse.
Le véritable enjeu de cet échange ne nous est apparu qu’au fil des mois. Cette correspondance cherchait son destinataire et peut paraître dans sa première phase comme un exercice de style. Aussi le frayage à notre question de départ fut il long à se tracer. Des interruptions vinrent d’ailleurs témoigner de ces difficultés. Des questions fuirent laissées sans réponse, d’autres furent comme prises au bond et contribuèrent à construire des canevas d’essais plus que de véritables lettres.
Nous nous étions rencontrés autour de nos livres et de nos écrits. La tentation de poursuivre sur cette lancée ne nous fut pas épargnée. Encore que nous ayons tenté tout au long de ces quatre années de ne rien céder à l’essentiel d’une éthique de la rencontre.
Ce sont des événements comme le colloque de Rabat sur le bilinguisme, ou comme, sur un tout autre plan, la guerre du Liban, qui devaient donner à ces lettres leurs tranchants. Dès lors, comme à notre insu, il nous a fallu soutenir ce qui nous semblait essentiel la langue, l’histoire, les relations ambiguës établies entre le majoritaire et le minoritaire, entre l’indigène et le dit allogène, le retour du religieux et du fondamentalisme enfin, auxquels Juifs et Musulmans ou Chrétiens d’Orient, arabes chacun à leur manière, ont actuellement à se confronter.
Préoccupés par une question que nous n’estimons pas avoir épuisée, nous avons alors évoqué ces problèmes dans l’urgence, dans la détermination aussi à dire dans un temps que nous avons sciemment limité, ce qui nous importait.
Le résultat : un même livre affirmant nos différences et nos convergences autour d’une vieille, si vieille histoire.
Est ce que cette promesse a été tenue ? C’est au lecteur de juger et peut être même de relancer le dialogue, là où, à son tour, il déchiffre son propre engagement dans une telle correspondance. Correspondance, répétons le, qui avait été marquée par un projet éventuel de publication, par un secret à découvert.
Par la force des choses, cette correspondance est indexée, déterminée par une différence conflictuelle d’origine et par un rapport paradoxal au sacré, à la figure de l’Un et de l’Infigurable. Qui va reconnaître l’autre dans un face à face loyal et sans jeu mondain ? Quel visage de l’autre advient, apparaît dans l’image de cette lettre circulaire ? De quel échange s’agit il ? De quel partage de signature ? De quelle reconnaissance ?
C’était, c’est, ce sera toujours une correspondance paradoxale, chacun pour son compte et en face à face. A travers les très graves conflits qui nouent l’histoire des Arabes à celle des Juifs, comment avancer vers l’autre, vers l’étranger tout en renforçant sa singularité propre ? Comment parler, dirions nous, à un frère irréductible ?
C’est pourquoi cet exercice d’altérité, qui tombe sous la loi de la langue et l’écriture, est un exercice de reconnaissance parmi d’autres. Et c’est vers l’Etranger – quel qu’il soit et d’où qu’il vienne – que se tourne ce livre. Le même livre ? Qui que vous soyez, lecteurs, nous mettons entre vos mains cette correspondance écrite sur le palimpseste d’un récit millénaire. (Les auteurs)
A la fin, Abdelkebir Khatibi signe son nom en lettres arabes, et Jacques Hassoun en lettres arabes et hébraïques.
(A suivre)