Pluralité admise, respectée ou tolérée
« Ce témoignage, nous l’avons souhaité multiple, écrit Jacques Hassoun dans « Histoire des Juifs du Nil ». Et certaines des divergences qui apparaissent ici ou là nous ont semblé incontournables. Cette diversité n’est elle pas d’ailleurs à l’image de l’histoire égyptienne, à l’image de l’histoire de l’ensemble de ses minorités ? N’est ce pas cette pluralité admise, respectée ou tolérée, qui a permis de nouer des liens aussi étroits entre l’Égypte et ses habitants ? »
Jacques Hassoun s’est toujours intéressé aux divergences (comme à l’une des composantes du réel ?) jusqu’à leur pire production, pathologique : l’abject, qui sera le thème d’une seconde conférence à la Galerie Alexandre de la Salle le 29 novembre 1997, un abject sous-tendant l’obscur objet de la haine. « L’obscur objet de la haine » étant le titre de son livre sorti chez Aubier peu auparavant.
Mais le samedi 17 juin 1995 il est venu parler de la transmission, conférence titrée : « Quand transmettre ne va plus de soi ». Et je voudrais faire un détour par Régis Debray et sa « médiologie », car je vois entre les deux approches – de la transmission - celle de Jacques Hassoun, celle de Régis Debray, un point de rencontre très intéressant.
En 1991 avait paru chez Gallimard le « Cours de médiologie générale » de Régis Debray, mais tout le discours de Jacques Hassoun, depuis ses premières productions (1973 « Entre la mort et la famille la crèche », chez Maspéro, 1979 « Fragments de langue maternelle », chez Payot, 1981 « Les langues de l’exil », in Le racisme, mythes et sciences – Pour Léon Poliakov, aux Editions Complexe etc.) ne fait-il pas écho à ce à quoi peut se résumer la proposition de Régis Debray avec la médiologie, c’est-à-dire que « transmettre n’est pas seulement communiquer, l’homme a une histoire parce qu’il se transmet des choses dans le temps, or on s’aperçoit que c’est l’opération de la transmission qui crée ce qui est à transmettre. Aussi, ce qui permet au message d’être sauvegardé peut aussi devenir ce qui l’efface et le détourne ».
C’est la transmission qui crée ce qui est à transmettre
Il semble que cette phrase publiée au dos du livre « Les enjeux et les moyens de la transmission », (Editions Pleins Feux) de Régis Debray décrit absolument le mode sur lequel Jacques Hassoun est particulièrement venu nous parler de la transmission, à Saint-Paul, le 17 juin 1995, deux clips accompagnant ce chapitre 68 en témoignant.
Le petit livre « Les enjeux et les moyens de la transmission » de Régis Debray reproduit une conférence donnée par celui-ci à l’invitation de la Société Angevine de Philosophie, c’est un livre-résumé qui donne un accès facile à un concept qui devrait occuper les multiples tables rondes organisées par les « médias »…
Régis Debray dit : « Assurons d’abord notre vocabulaire. La transmission est un acte, l’acte de transmettre.
Transmettre est un verbe actif. Transmettre a un sens plus large et plus actif que communiquer. Communiquer c’est faire savoir, faire connaître. On communique des idées, un savoir, de l’immatériel. Tandis qu’on transmet des forces et non seulement des formes, on transmet du mouvement, de la puissance, et non seulement des signes et des symboles. La transmission engage le corps, des agents et supports matériels. Elle met en jeu des engins et des personnes, des véhicules, des sites, aussi bien que des rites ou des croyances, des images et des choses. Alors que la communication est surtout transport à travers l’espace, la transmission transporte dans le temps. C’est une opération diachronique et non synchronique comme l’est la communication. La transmission fait advenir le passé dans le présent. Elle a une profondeur historique que n’a pas la communication. La transmission permet à un message de perdurer en se transformant. Son objectif est de faire passer ce qui fut dans ce qui est. Transmettre est un projet volontaire, organisé, pour maîtriser le temps, pour faire date. C’est aussi une opération polémique, une lutte pour la survie du message. L’obstacle à la transmission n’est pas simplement le « bruit », les parasites, le bruit de fond, comme ce qui gêne la communication. L’obstacle à la trans¬mission est l’adversité de forces hostiles, de messages rivaux. On transmet toujours contre des messages et croyances antérieurs ou concurrents.
Aussi, alors que communiquer est un phénomène quasi naturel les animaux communiquent entre eux , transmettre est un acte politique les animaux ne transmettent pas et si tous les individus communiquent entre eux, tous les hommes ne transmettent pas. Tout fait message, mais tout ne fait pas héritage. La maîtrise de la transmission est un enjeu sociopolitique. Dans transmettre il y a le préfixe « trans » qui renvoie à la médiation et au voyage, au mouvement, à des agents, à des médiateurs. Transmettre exige des outils et un organigramme.
Certes la transmission suppose la communication. Mais l’inverse n’est pas vrai. On peut être diplômé en « Sciences de la communication », et tout ignorer, par exemple, des processus par lesquels certaines paroles ont ébranlé le monde, par lesquels le christianisme s’est propagé en Occident, plutôt que le culte de Cybèle, d’Isis ou de Mithra. Que transmet on ? Des secrets, le feu sacré, une mission. D’ailleurs dans transmission, il y a mission : transmettre c’est convertir, transformer par des intermédiaires, par des chemins : « trans ».
Transmettre n’est pas reproduire. La transmission n’est pas la reproduction biologique, ni même la reproduction socio culturelle du même. Transmettre c’est produire et non reproduire, même s’il y a dans la transmission des redondances nécessaires à la compréhension du message. La reproduction est organique, la transmission au contraire informe de l’inorganisé. La transmission est innovation ! En tant que telle, elle est ce qui distingue l’homme de l’animal. Son étude est une pièce maîtresse de l’anthropologie philosophique. L’enjeu de la transmission c’est l’homme, comme être qui produit sa propre humanité, par cette aptitude qui est la sienne à trans¬mettre des caractères acquis et qui fait défaut à l’animal. L’animal n’accumule pas. Même si les ethnologues décèlent des transitions entre la reproduction animale et la transmission humaine, la première reste une très timide ébauche, et les sociétés animales sont quasi invariantes. Les sociétés humaines au contraire se transforment dans l’histoire. L’homme est un animal qui produit techniquement une culture. L’homme est le seul animal qui s’invente parce qu’il laisse des traces. Sans doute chacun de nous est il porteur d’une hérédité biologique et pourtant ce que je suis, ce que je fais, ce que je pense dépend de ce qui est arrivé à mes aïeux, dépend de ce que furent leur vie, leurs travaux, leurs jours. Ce que l’on peut résumer dans une formule : l’hérédité est à tous les vivants, l’héritage n’appartient qu’à l’homme.
Nous sommes des héritiers (1). On a fait de ce mot, un mot un peu honteux, sociologiquement, un mot dangereux. Mais je crois que l’héritage constituerait peut être la différence anthropologique c’est à dire le décrochage de l’historique par rapport au génétique. D’ailleurs c’est une chose que les philosophes classiques avaient fort bien devinée sans la nommer ils n’avaient peut être pas utilisé le mot de « transmission » mais quand Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité recherche comment distinguer l’homme de l’animal après avoir passé en revue un certain nombre de qualités ou de traits distinctifs, il écrit qu’il y a « une autre qualité très spécifique qui les distingue et sur laquelle il ne peut y avoir de contestations, c’est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous, tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal ait au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ». Je trouve ce texte très beau. Au fond, cette qualité spécifique est quelque chose que Pascal avait déjà entrevu lorsqu’il évoque toute la suite des hommes que l’on peut considérer comme un seul et même homme qui grandit et qui apprend continuellement ». (Régis Debray, conférence du 28 novembre 1997, notes et commentaires de Lucien Guirlinger et Didier Périgois).
Grand corps malade
Ce point de vue paraît très pertinent si l’on ajoute (et Régis Debray est aux premières loges pour le savoir, lui qui fut compañero d’Ernesto Guevara, prisonnier des geôles boliviennes, conseiller d’Etat et conseiller privé de François Mitterrand) que si l’humanité peut être considérée, au-delà du temps et de l’espace, comme un grand corps, les cellules de ce corps ne sont pour autant en « harmonie », ce grand corps est aussi un « grand corps malade ». Si Sartre a pu faire dire à un personnage « l’enfer c’est les autres » dans une très belle métaphore qui s’appelle « Huis clos », il n’a pas tort, la réalité de l’humanité, c’est la rivalité. Le meilleur sein est toujours ailleurs, inaccessible. Mais « l’autre » y a accès. C’est la haine de celui qui a pour celui qui n’a pas, très surprenante. Parce que ce que l’autre n’a pas est imaginé comme étant une plénitude de l’être parfois démentielle. Jacques Hassoun a eu un jour cette phrase géniale : « Une bonne haine, ça s’adresse à l’être ».
Et d’ailleurs Jacques Hassoun avait été présent également dans un Colloque organisé en 1992 à Nice par les « Etudes et recherches freudiennes », intitulé « La xénophobie est-elle une norme psychique ? », car Freud a eu l’audace de venir mettre à jour que l’enfant, l’individu, se construit « contre » l’Autre, et dans les plus grandes souffrances. Comme l’écrit Jacques Hassoun dans « Les contrebandiers de la mémoire » : « Aussi pouvons-nous avancer l’hypothèse que l’enfant qui fait vainement appel à l’histoire familiale sans que rien ne puisse venir répondre à son attente – faute de mots adéquats – est comme un prisonnier privé de toute incitation sensorielle. Il cherche désespérément ce qui pourrait calmer une soif inextinguible au point d’être soumis à ce que nous pouvons appeler un mirage sonore ; dès lors, ce qui manque le plus cruellement va s’imposer telle une hallucination merveilleuse et inatteignable qui va renforcer le sentiment d’exclusion dont il est la proie ».
Question d’enfance
Ce passage n’évoque-t-il rien de la manière dont le sentiment de frustration peut être récupéré par certains discours politiques ? Jacques Hassoun a mis le mot enfant en italique, car il s’agit de l’enfant en nous, qui réclame à vie, aussi bien à l’adulte en lui déjà-là, et qu’il rêve de devenir ? Le « sur-titre » des « Contrebandiers de la mémoire » n’est pas anodin : « Question d’enfance ».
(A suivre)
(1) Allusion à l’essai de Bourdieu « Les Héritiers » qui dénonce le fait que la culture se transmet, s’hérite, de parents cultivés à enfants cultivés dans un processus de reproduction par l’école des inégalités culturelles. L’école ne serait plus « libératrice », thèse que combat et rejette Régis Debray.