Dans « Go ! », d’Avida Ripolin il y eut aussi « Monte-Cristo, ou l’homme qui a perdu le goût du raisin muscat » :
Je voudrais parler un peu de nous les spectateurs, habitants de l’ombre. (« Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, etc. », disait Claudel ...) Tout étant clos, tout étant bien en place pour qu’éclate une nouvelle histoire, que sommes-nous venus chercher à Monte-Cristo ? Le justicier de notre enfance, avec qui nous avons tant triomphé ? On le lésait, on nous lésait, on nous enfermait dans un cachot, il nous libérait, nous revenions avec lui en triomphateurs, nous avions nous aussi trouvé un trésor, et l’ordre était, une fois de plus, rétabli ? Volupté comme à Guignol des secrets dévoilés, du bandit mis hors d’état de nuire ?
Nous, adultes, nous avons trouvé bien plus que cela, et cela aussi, dans cette représentation somptueuse et forte, mise en scène par Weber.
Je pense que c’est le contraire, ce sont les enfants qui ne croient pas au théâtre. Les morts de la fin, au bout d’un quart d’heure les enfants n’y pensent plus. Pour nous adultes, le théâtre est réel, parce qu’il est une succession de signes réels écrits par des personnes réelles. Le Monte-Cristo de Dumas, c’est la merveilleuse archéologie, l’ancêtre du western, de tous les « Convois Sauvages » et « Vengeances aux deux visages ». Il n’y a pas à dépoussiérer Dumas, il n’est pas recouvert du moindre grain de poussière. C’est le regard poussiéreux qui empoussière. Weber n’a fait que lui rendre ce qui lui est dû, sa vraie vitalité, ses vraies lignes essentielles, et cette manière de parler à des contemporains éternels qu’ont tous les grands auteurs. Weber a parfaitement compris cela. Il va nous chercher La Fontaine, Dumas, Hugo et nous les fait parler comme ils nous parleraient s’ils nous parlaient maintenant. Et ainsi nous nous rendons compte à quel point ils sont « géniaux » comme disent les enfants.
Et donc Dumas nous parle de goulags (pardon, de cachots) où l’on enferme des années, sur trahison, des gens innocents. Cela devient très sérieux. Il ne s’agit plus de gendarmes et voleurs, mais de la peur. Politique, métaphysique. Et comme Weber a un sens concret, pictural et musical du mot, du geste, de l’histoire, il nous matérialise cette intrigue bien humaine au point que tout est vraiment clair, et que l’on peut être vraiment là, avec le pauvre Edmond et contre tous ces personnages glauques et terrifiants. On a vraiment peur, on est vraiment séparés de ce ciel lointain, de cette liberté fichue. Ce ciel, ce mur du fond, qui, au théâtre devrait toujours figurer la rencontre de l’horizon et du cosmos, c’est notre échappée, le théâtre est un passage.
Pour nous, comme pour Monte-Cristo, le ciel n’est jamais complètement dégagé. Je voudrais dire la frustration que c’est pour le spectateur, de ne jamais pouvoir regarder le ciel entier, ne jamais pouvoir respirer. Frustration pertinente, puisque, pour l’ancien prisonnier, l’horizon sera à jamais bouché par cette île au cachot, ce point noir d’encre indélébile. Ce ciel du fond qui est l’azur mental d’Edmond Dantès que l’on finit par entendre Mortes. Je suis Edmond das Mortes.
Des pans de murs (on dit « tout un pan de vie nous était caché ») montrent, puis voilent. Obturateurs, révélateurs, comme en photographie. Ecrire avec de la lumière et de l’ombre. L’immense scène du théâtre de Nice est réduite à un espace concentré, concentrationnaire. L’espace est tout petit, pour toutes les petitesses de ces petites gens, de ces animaux voraces, hystériques, grotesques, sinistres. Cet homme qui se substitue à une justice à la Sirius tient leurs ficelles et les fait danser, les petites marionnettes, cet homme silencieux qui, face à eux, à leurs bouffonneries, leur désordre, pense, existe, souffre. Comme il y a des pans d’ombre (beaucoup d’ombre pour ces cloportes) et de lumière, il y a leur vacarme et le silence de Monte-Cristo. Les plus longs silences que l’on ait osés. Si riches et bouleversants. Toute la vie future d’Edmond, tout son espoir de bonheur sont dans un regard silencieux posé sur sa fiancée alors qu’il aime encore partager avec elle le raisin muscat. Toute son existence gâchée est tout entière dans un autre long regard silencieux posé sur la femme perdue, alors que le désespoir lui a ôté le goût des mêmes raisins. Puis ce silence démesuré, perçant, lorsqu’il apprend qu’il a fait une victime imprévue et que c’est un enfant. La fête de la vengeance est finie. En effet, au XXe siècle, nous sommes pour une « morale de l’ambigüité ». En effet, pour nous adultes, les fêtes simples et primitives, sans question, sont terminées, nous préférons que le « ver soit dans le fruit », puisqu’il y est, n’est-ce pas ?
Monte-Cristo, mis en scène par Weber est à l’opposé d’une image d’Epinal, c’est une pièce, bouleversante. C’est l’éternel « il y a quelque chose de pourri dans le royaume de… »
Cette mise en forme par Weber, son interprétation, celle de tous les comédiens, toute cette esthétique du satin couvrant la pourriture, le luxe des fleurs fraîches, de cet admirable fauteuil de lumière en plexiglas soutenant des meurtriers, tout cela forme un opéra d’une grande intelligence. Le rythme en est parfait, et il faudrait écouter la pièce, yeux fermés, pour percevoir un jeu d’intensités, de flexibilités. Jusqu’à cette voix de l’agent double, celle de l’abbé Busoni, travaillée avec ce que l’on perçoit comme un écho, une voix de ventriloque, vertigineuse, composée par l’homme dans le miroir, Quacjes Bewer. Que tout cela ne nous fasse pas oublier tous nos rires, nos sourires, et notre jubilation, notre plaisir, tout le bonheur de la comédie. Un bonheur qui serre la gorge, une félicité douce amère comme ce ciel en morceaux. L’ensemble de ces réussites porte un très beau nom : cela s’appelle une œuvre. (A.R.)
Il y avait eu aussi une très longue interview de Jacques Weber, passionnante, et puis un texte sur Claude Belleudy, Esther Morisse, et puis un texte de Marcel Alocco sur le très beau récit de Claude Fournet « Periplum », etc.
Au moment du numéro 11 du magazine, l’imprimerie a brûlé. « Go ! » s’est arrêté, Jany et César se sont lancés dans autre chose, parallèlement César avait créé un journal informatique, l’un des premiers. Et puis aujourd’hui ils m’ont donné des textes inédits, qui étaient prêts à l’impression, c’est très surprenant, ceux-là aussi je les avais oubliés, un texte sur une expo de photographies de Claude Fournet au Château de Cagnes, intitulé « De la lumière comme extase », et sur l’expo de Claude Belleudy à la Galerie Alexandre de la Salle intitulée « Structures spatiales de Claude Belleudy, Le ciel apprivoisé », et sur une exposition d’Albert Giodan dans le même lieu : « Paysage de la consommation » (photos de la DATAR), et sur la Foire d’Art Jonction International 87, « Une autre Riviera ». Et sur le roman de Francis Ryck « Autobiographie d’un tueur professionnel » qui venait de sortir chez Albin Michel. Il fait un peu froid dans le dos :
Les amateurs de Francis Ryck vont trouver dans son « Autobiographie d’un tueur professionnel » un dernier ajustement à cette marginalité, à ce statut de personne déplacée « injustifiée dans un monde injustifiable » qui est la condition de tous ses personnages, étrangers, individus en fuite pris dans tous les pièges, aux vies de hasard, instables, hors de toute sécurité et qui, souvent, doivent tuer pour survivre un certain temps avant l’échec final. Dans cette « autobiographie » le meurtre n’est plus accident mais métier. Si l’on veut. Car Francis Ryck ne croit pas aux métiers. Pour lui, ils naissent aussi du hasard. L’écrivain (lui-même) pourrait (ou devrait) être plutôt bûcheron, le tueur du livre projette de se faire guérisseur, et il enseigne vraiment pendant quelques semaines la gymnastique chinoise. Les héros de Ryck prennent (sont pris par) ce qui se présente, ils ne construisent rien, volontairement, à cause de la friabilité du terrain. Ils dansent sur du sable leur danse de mort. Ici, le tueur n’a pas choisi de l’être. Il vient des brumes, son enfance est un paysage flou où le premier venu lui a mis entre les mains le premier « outil » venu. Il ne croit pas à la responsabilité. Cela ne l’empêche pas de voir les humains autour de lui se justifier sans cesse, mettre leur conscience à l’aise tout en perpétrant « leurs petits crimes, toutes leurs petites saloperies, sans courir de grands risques, c’est la base de l’éducation, je ne veux pas en faire autant ». En effet, lui, il court des risques, il les provoque même, le Jeu est plus excitant, quant à sa conscience, il ne la veut pas semblable à celle de ses congénères, il s’est toujours voulu différent, dès l’enfance, il n’octroie donc à personne le droit de le juger.
Ryck est un imprécateur. Il dit tout cru ce que l’on déguise, il enlève les frusques de la mariée et montre son corps mangé de vers, il piétine tout ce qui est si cher, la propriété, l’honorabilité, la famille, l’honorabilité, la famille. Mais tout, d’une manière indifférenciée, passe sous le rouleau compresseur. Son tueur n’est pas un monstre, Il est plein de curiosité, il aime les femmes, et contempler les étoiles. C’est un peu le « Bourreau affable » de Ramón Sender qui, conscient d’appartenir à une société fondée sur le crime, et parce que de toute façon IL Y A UN BOURREAU, choisissait de remplir lui-même cette fonction. Affrontant l’insoutenable, refusant de se défiler.
« Comment n’avais-je pas vu que rien n’était plus important qu’une exécution capitale, et que, en somme, c’était la seule chose vraiment intéressante pour un homme. Si jamais je sortais de cette prison j’irais voir toutes les exécutions capitales », disait Meursault, l’Etranger de Camus.
Le bourreau affable, d’ailleurs, ne parvient pas à devenir un bon ouvrier du garrot, il s’y prend maladroitement, on doit le remplacer. Ainsi le tueur de Francis Ryck finit par épargner, par sympathie, l’un de ceux qu’il appelle des « Perdants », les victimes de l’Agence. Et devient à son tour gibier. Grande Loterie ?
Mais n’y-a-t-il pas une logique des gestes ? Une réponse en boomerang ? Hors de la moralité reconnue qui est pour lui immoralité, y-a-t-il un ordre véritable, un sens ? N’est-il pas floué, pris en sandwich entre deux générations de petits et grands criminels ? Ce qu’il éprouve le plus est un déchirement nauséeux de n’avoir trouvé aucune place dans les rangs de l’espèce humaine. Si Meursault pense qu’il est de trop, un intrus, il est au moins sûr de l’existence du monde (« j’étais sûr de moi, sûr de tout ») tandis que Francis, le tueur professionnel, ne croit pas plus à l’existence des autres qu’à sa propre existence. C’est ainsi qu’il s’entrave dans les voiles blafards de la déréalisation et de la folie. La vie est alors vraiment un songe et le héros un trou noir, un grand doute sidéral, une voix au bord de l’abîme. Constat vertigineux. (A.R.)
Retrouvez les parties I, II, III et IV du chapitre 72 :
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part I)
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part II)
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part III)
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part IV)