Suite des « Trois Jeanne à l’Opéra » ou « Cosi fan tutti » par Avida Ripolin
Non, on ne permet pas tellement aux femmes d’être corrosives et de dire ce que disaient Molière, et Mozart, et Aristote etc. Mais elles ont trouvé, et avec quelle force, leur voix naturelle, elles parlent de ce qu’elles connaissent, voient, vivent, souffrent. C’est la voix de ce qu’elles sont, et de ce qu’elles essaient de devenir des femmes nouvelles. C’était impressionnant de voir, sur cette scène qui vibrait encore de la voix des anciennes femmes, c’était impressionnant, et fou et émouvant de voir ces nouvelles femmes. Ce n’était plus le même opéra de Nice, le même théâtre, parce que ce n’est plus le même monde, souvenezvous. Et pourtant, disentelles, si peu de chose a changé. Ce sont toujours les mêmes hommes qui jouent de la flûte pendant que la femme épluche les pommes de terre. (l’artiste compose, peuton faire silence ?), qui lisent l’Equipe comme des fous, qui font l’amour comme on rame (« Faites la guerre, mais surtout pas l’amour, vous ne savezpas ». Graffiti sur les murs de la Sorbonne, 1968).
Ces femmes nouvelles supportent encore l’homme préhistorique parce qu’elles ont besoin que leur peau chante, que leur cœur batte, que leur chair exulte. Les Jeanne, elles ont l’air de faire le Jacques (et elles le font très très bien, et elles sont très très drôles, à mourir, même). Mais ce qu’elles disent et font, c’est extrêmement sérieux. Si sérieux qu’on oublie de dire à quel point elles sont drôles. Moi, elles me font comme Charlot, comme Woody Allen, quand je ris à rouler sous ma chaise, j’ai en même temps envie de pleurer.
Car les Jeanne, en grossissant, décomposant, démultipliant ces conduites caricaturales (« Tu ne sais pas ce que j’ai vu dans le journal de ce matin », dit un vendeur de journaux au bistrotier qui lui sert son café arrosé, « à partir d’aujourd’hui, les femmes sont AUSSI égales que les hommes ». Et il en tombe à la renverse, et ils se saoulent tous les deux) nous les font voir à l’œil nu. C’est scandé, c’est enlevé, précis, comme un spectacle de marionnette car : estce que ce ne sont pas des marionnettes, ces hommes qui ont endossé la panoplie virile sans se poser la moindre question, et qui avancent, clic clic, et tombent dans toutes les conduites-ornières, les conduites-piège, sans pensée neuve, sans identité personnelle ? Et ces femmes, est-ce qu’elles n’en sont pas, qui, inconscientes, complices par ignorance, font ami-ami avec le « CHEF de famille » par peur d’exister en dehors de PAPA.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de ce « To be or not to be » qu’elles glissent dérisoirement, burlesquement. Elles préfèrent rire de cette immense foire que sont les relations humaines. Rire de l’ego grandiloquent et grotesque, de la mauvaise foi, de l’essai constant de reconquête du pouvoir par les hommes. On le leur a donné, sur un plateau il y a très longtemps, même aux plus bêtes, aux plus laids, aux plus gros. Ils sont les rois ils sont des hommes.
Et bien le roi se meurt.
Elles disent nous préférons vivre seules plutôt que de poursuivre de médiévales relations pourries, et elles en crèvent de faim et de soif, elles disent nous décapons l’homme ancien, la femme ancienne de leur tartre, nous guettons le Beaujolais nouv ... pardon le nouveau cru d’hommes et de femmes, qui auront enfin les vrais gestes de l’entente. Qui n’a envie de renaître autrement en les entendant ? De naître. To be or not to be... Elles sont indispensables, ces femmes, elles font avancer la charrue, tout en procurant tant de plaisir. Il faut les remercier, parce que c’est très difficile, ce qu’elles font. Grotowski apprécierait leur travail : « Chaque chose que nous entreprenons doit être faite sans trop de hâte, mais avec un grand courage ». Elles ont incontestablement ce grand courage. Grotowski est un homme ? Nous pouvons mettre ensemble les grands hommes et les grandes femmes de théâtre, comme sont les Jeanne. (AR)
Dans « Go ! » Arden Quin ou l’explorateur
Et puis, dans Go, par Avida Ripolin, un texte sur Arden Quin qui n’a jamais paru que là. Amusant d’en découvrir le lyrisme. Titre : Arden Quin ou l’explorateur
Il est des hommes hors du commun à qui l’on ne rend justice que trop tard.... Les explorateurs, surtout, sont difficile à reconnaître, car leurs chemins, n’étant pas battus, risquent de demeurer invisibles jusqu’au temps de la révélation, incontournable. Arden Quin est de ceux-là, un homme complet, conscient, curieux, savant, inventif. Curieux avant tout, comme tous les citoyens d’honneur de cette planète. Cet homme est un fouineur, pourvu de ce curieux organe appelé œil, qui a besoin de nourritures quotidiennes. Qui a besoin d’explorer, et non de se contenter de ruminer. Arden Quin sillonnant à pied une ville est un spectacle instructif, sans fatigue il porte son attention sur tout ce qui lui semble porter sens, c’est-à-dire tout. Tout lui parle et l’engage à répondre, à communiquer. En vrai matérialiste il traite sans hiérarchie le tout du monde. Et ce monde ne lui est pas donné une fois pour toutes, il sait qu’il a toute liberté de l’interpréter, de le modifier. Aussi en arpente-t-il les chemins avec le même élan vital qu’il y a plus d’un demi-siècle les forêts d’Uruguay, les pampas du Brésil, les plaines d’Argentine.
A dix-sept ans, il ne se déplaçait qu’à cheval ou en pirogue, et armé, comme un conquistador. Il couvrait ainsi des distances grandes comme la France, seul, et offert à ce genre d’aventures que l’on lit habituellement dans les livres, ses premières années furent un peu épiques et l’épopée lui est restée naturelle, elle s’est simplement structurée, et symbolisée. C’est une épopée moins bruyante, plus subtile qui a pris la suite. Plus invisible, inaudible. Sauf pour ceux qui sont capables de percevoir le vacarme que fait une modification dans le conditionnement du regard. Le vacarme que fait la Réalité Nouvelle lorsqu’elle se dévoile à l’œil capable de rompre avec ses vieilles lunettes.
Arden Quin croit à la vocation exploratrice de l’humain, plus que personne il sait que l’humain est en marche, en mouvement, comme il dit. Seul l’intéresse le progrès, la progression. Les possibles.
Ainsi il a exploré la philosophie, les lettres, le droit, la poésie, l’art primitif... Pour trouver des voies nouvelles il faut sonder le sous-sol et ses racines, et se placer au bon endroit sur la route qui tire un trait entre passé reculé et avenir lointain.
Pour vivre, Arden Quin a fait, comme on dit, tous les métiers. Parallèlement, il cherchait à établir de nouvelles règles du jeu. Déjà en 1936 il exposait ses découvertes sur les formes polygonales. Il n’avait que 23 ans. Il s’était étonné que l’art abstrait se fût débattu dans une contradiction : d’un côté prôner les « libertés de conception les plus audacieuses... et de l’autre rester enfermé dans les moules traditionnels que sont le rectangle et les formes statiques ».
Lui fait exploser le cadre contraignant, dynamite le rocher qui empêche le train de progresser à travers le canyon. Il élabore une théorie esthétique fondée sur la dialectique matérialiste. Qui dit dialectique dit mouvement, protéiforme.
En même temps, l’homme du concret quotidien, envoyé par la Société Sorocaban de Buenos Aires explore le Paraguay pour y instaurer des « Maisons du Café ». Non il n’est pas un explorateur en chambre, replié, coupé du monde. De la même façon, pendant quinze ans il sera à la tête d’une usine de marqueterie spécialisée dans la réfection des boiseries précieuses (Château de Versailles, Invalides etc.). L’épopée, toujours.
Donc les matériaux, il connaît. Il sait par l’ethnologie que nos idées, notre art de vivre, notre présent vécu, sont reconnaissables à nos objets.
S’il explore les idées, s’il fonde des revues (« El Universario », « Arturo », avec Torrès- Garcia), s’il crée le groupe « Arturo », s’il rédige des Manifestes Madi, dans lesquels sont établies les données de la recherche, s’il fonde la revue « Ailleurs », ce n’est que pour « manifester » concrètement de l’utilisation des matériaux du monde à de nouvelles fins.
Le cadre du tableau n’est déjà plus orthogonal, la surface n’est plus plane, elle est courbe, convexe ou concave. L’objet n’est plus immobile, les plans sont articulés, amovibles. Les matériaux ne sont plus seulement toile, carton, papier, bois, ils sont aussi cristal, métal, plexiglas. Et le concept peut être inventé, totalement imaginaire. Il faut, dit Arden Quin, aller de l’avant, toujours, même courir, courir...
A pied, à cheval... En fusée ! Car il écrit de longues sagas interplanétaires aux concepts inventés, aux phénomènes fabriqués, où des plus qu’humains explorent l’espace, et découvrent de nouvelles façons d’être intelligent. Il faut voir Arden Quin découvrir dans les villes tout ce que produit la main de l’homme, appareillages, jeux.
Les objets usuels d’une génération : contreplaqué, éléments de serrage, plastique, peinture pour automobiles... « Une automobile rugissante... est plus belle que la victoire de Samothrace... » Marinetti, les yeux ouverts sur son époque, lui aussi...
En tant qu’individu-dans-la-société Arden Quin ne dédaigne pas ce qu’il découvre dans les supermarchés, se sert de ce qui parlera de nous, primitifs de demain. Pour fabriquer des objets « de toute naissance »... Car il faut être très libre pour n’exclure rien. Pour pouvoir jouer avec les fruits du hasard.
Sans racisme des objets, sans prémisses, sans snobisme. Il faut courir devant la mode et non la suivre. Courir, courir...
Arden Quin est celui « par qui le scandale arrive » (Manifeste MADI 85), le scandale de la Réalité dévoilée.
Celle de demain, à la pointe de demain, toujours, qu’il guette toujours avec une belle fidélité, un bel esprit de jeunesse éternelle. Déterrée en germe au sein du présent. Toujours. (Avida Ripolin)
(A suivre)
Retrouvez les parties I, II, III et V du chapitre 72 :
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part I)
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part II)
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part III)
Chapitre 72 : César et Jany Carré (Part V)
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