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Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part V)

Suite de l’article de Simonne Henry Valmore sur Solange Adelola Falade dans « Portulan » de février 1996

Autre souvenir, autre temps fort, un symbole, voire un défi, une ironie lancée par l’Histoire. C’est un soir de la même année, à la maternité de PortRoyal où elle tient ses séminaires. Elle est debout devant le tableau noir, un bout de craie à la main, prête à écrire une page de l’histoire de la psychanalyse. Devant, assis, prêts à noircir la page blanche, une assemblée attentive constituée de médecins, de psychanalystes français.

Me reviennent donc en mémoire les résistances exprimées par mes compatriotes cette annéelà sur les ondes. Je savais bien sûr qu’elles venaient, ces résistances, pour l’essentiel, d’une génération de militants antillais hypnotisés par Frantz Fanon.
A y regarder de plus près, on s’aperçoit que la psychanalyse, en tant que pensée subversive, a toujours exercé une influence non négligeable au sein de l’intelligentsia, aux Antilles, à Haïti, en Guyane et plus largement dans toutes les Amériques noires.

Un « arbre de Césaire » (Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004)

J’ai tenté, en d’autres lieux, de retracer la place qu’elle a occupée dans les revues d’avantgarde qui, de « Légitime Défense » à « Tropiques », en passant par « L’étudiant noir » et la « Revue du monde noir », se sont préoccupées de la question identitaire.
Puis sont venus des temps moins raisonnables. De 1950 à 1952, la psychanalyse est entrée dans la zone de turbulence que l’on sait. Césaire, au plus fort de sa verve polémique, écrit le « Discours sur le colonialisme ». L’on se souvient avec quelle fougue il fustigeait le livre d’Octave Mannoni « Psychologie de la colonisation », et sa thèse du complexe de dépendance. En 1952, l’un de ses élèves il a pour nom Frantz Fanon interpelle à son tour Octave Mannoni.

Mais aujourd’hui les ardeurs se sont apaisées, près d’un demi-siècle s’est écoulé. L’ère des indépendances gagnées ou perdues est révolue. Le politique ne vient plus faire écran au psychologique. La psychanalyse a son mot à dire sur le politique. Elle le dit. Et, juste retour des choses, on peut enfin l’entendre.

Je gage que, grâce à Solange Adelola Falade, nous pourrons comprendre comment la psychanalyse rend compte de l’évolution actuelle de l’Afrique du Sud, de l’avènement d’un État multiracial ». (Simonne Henry Valmore, « L’amour de la vérité »).
Dans la même revue, bien sûr, était inclus l’article de Solange Adelola Falade « Lacan et le retour à Freud »

(Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004)

Jeanne Duval

En 2008, l’AEFL (Association d’Etudes Freudo-Lacaniennes de Nice) a invité Simonne Henry Valmore à venir parler d’une femme noire qui lui tient à cœur, Jeanne Duval. Et je l’ai présentée en disant qu’en écrivant la phrase (le roman est toujours en chantier) : « Courbet m’a effacée, moi Jeanne Duval, maîtresse de Baudelaire », elle (Simonne) peut mettre en scène un double effacement. Qu’elle va effacer elle-même, par l’œuvre, en rappelant la magie que traînait derrière elle la célèbre Haïtienne aimée de Baudelaire, dessinée par Baudelaire, peinte par Manet, appréciée de toute la « société Baudelaire, Théophile Gautier, Nadar », etc. magie de la femme noire qu’ont chantée de manière révolutionnaire en leur temps Senghor, Césaire, et tant d’autres après eux. Baudelaire n’avait pas effacé Jeanne Duval, au contraire il l’avait « vue », il avait le goût des « ailleurs », comme Gauguin, et tant d’autres après eux. Cette bande de personnages remarquables a été peinte par Courbet dans son tableau « L’Atelier » où, sur la droite, au-dessus de Baudelaire en train de lire, se tenait Jeanne Duval.

Pour des raisons qui restent hypothétiques, Courbet a effacé Jeanne, par, dans tous les sens du terme, un « repentir », mais c’est le Temps aujourd’hui qui se repend, et Jeanne réapparaît. Des écrivains écrivent sur elle, une vidéaste suisse Anne Sauser-Hall a mis en scène en 2005 une Jeanne Duval habillée comme dans le tableau de Manet, sur le thème de l’absence. Simonne Henry Valmore, écrivain et ethno-analyste, occupe une place importante dans le travail d’élaboration de la question identitaire des Antilles, entre aliénation et désaliénation, elle l’illustre aujourd’hui par ce projet de livre, qui n’est pas une démonstration. Qui est érudit, car il décrit toute une tranche de la culture européenne, et le rôle qu’y tient la créole Jeanne Duval, grand amour de Baudelaire, adresse de tant de ses poèmes sensuels et déchirants, et qui fut connue des amis Théophile Gautier, Manet, Courbet, le peintre qui justement, peignit Jeanne dans son tableau « L’Atelier », puis l’effaça.

Simonne dans un café (Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004)

Mais ce n’est pas un documentaire sur JD, c’est comment un médecin parisien d’abord en était fou, et l’héroïne Flora, comme la mère de Gauguin, médecin elle aussi, va prendre sa suite dans la recherche de ce que Jeanne Duval peut nous apporter. Sollers avait écrit : qui sera capable de retrouver Jeanne Duval, la faire connaître au monde, pour toujours ? Simonne est en train de le faire. Dévoilement nécessaire, vital, pour ceux qui aiment la poésie, la peinture, l’amour, la liberté, c’est Flora qui opère ce dévoilement, ou plutôt Simonne Henry Valmore, grâce à une langue d’une poésie rare, qui a compris comme Baudelaire, et Breton, et Césaire, que le langage était capable de « récupérer des pouvoirs perdus sous le système de contrainte que représente la culture occidentale ».

Jeanne, entre repentir et Refoulé 

Et Simonne avait développé, devant l’auditoire de la Fac de Psycho de Nice, son thème : « Jeanne, entre repentir et Refoulé ».
Un jour, à Fort-de-France – pour être plus précise un matin de Décembre 2006 - au hasard d’une déambulation dans une librairie située à l’étage d’un très banal supermarché, j’ai eu la surprise de trouver un ouvrage pour le moins inattendu dans ce lieu : titre « Le Saint Ane », auteur : Philippe Sollers. Non moins inattendu, ce passage du texte : « Je pourrais vous parler de Mon enfant, ma sœur […] je remarquerai quand même, au passage, qu’aucun grand livre n’a été consacré à la maîtresse de Baudelaire, Jeanne Duval. Le plus grand poète français a eu une liaison tout à fait officielle avec une femme dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’était pas du tout française de souche. Comprenne qui peut ».

Cette note de Sollers a eu une résonance immédiate car j’étais depuis plus d’un an fortement investie dans l’histoire de Jeanne Duval. A cette époque, j’avais même intitulé un Séminaire à la Faculté des Lettres de Schœlcher (Martinique) : « Baudelaire, sa mère et sa muse. Un Roi de Cœur, une Dame de Pique et une Fille de Cour ». (…) Aucun biographe digne de ce nom n’a pu se pencher sur Baudelaire sans la mentionner. Même si ce fut généralement pour la diaboliser, la charger de tous les malheurs du poète, à l’instar de sa propre famille - mère, beau-père, demi-frère et aussi notaire désigné pour veiller sur son patrimoine. Seuls les proches de Baudelaire – Nadar, Gautier, Banville, Asselineau – sauront retoucher le portrait en soulignant ses qualités.

(Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004)

Sollers a raison. On a encore oublié Madame Freud.
Pourquoi Baudelaire, cet aristocrate, ce fils de bonne famille, beau-fils d’un Général qui sera directeur de l’Ecole Polytechnique, fils unique de Caroline Dufay et de François Baudelaire qui fut prêtre et peintre, a-t-il fait une place royale dans sa vie à une femme de peu, une « créature du Diable », comme on appelait à l’époque la mulâtresse ? Cette liaison faite d’éclipses et de retours dura quatorze ans, on sait qu’elle fut orageuse, voire dangereuse pour l’un comme pour l’autre. Aucun des deux ne se jura fidélité, mais jusqu’au bout Baudelaire se sentira concerné, responsable, voire ému par le sort de Jeanne. Régulièrement il supplie sa mère, dont il n’ignorait nullement l’hostilité vis-à-vis de sa maîtresse, de venir matériellement en aide à une femme auprès de laquelle, dit-il, il aura trouvé de la compassion.

De fait, l’autre femme de sa vie est sa mère. Les lettres de Baudelaire à Caroline témoignent d’un attachement où le ressentiment, la passion sont toujours présents. « Quand on a un fils comme moi, disait-il, on ne se remarie pas. » De fait, ce remariage avec le Général Aupick a fait de lui, comme il le dit, pour toujours « une cloche fêlée ». C’est pour ne pas déplaire à la Reine Mère (n’oublions pas qu’elle tient le cordon de la bourse et qu’il a été mis sous tutelle) qu’il demandera à Courbet d’effacer le visage de Jeanne que l’artiste avait placé en médaillon au-dessus de lui dans son célèbre tableau L’Atelier. L’histoire de ce tableau - apparition puis effacement de Jeanne - en dit long sur les rapports entre Baudelaire et sa mère.
Aujourd’hui, ceux qui ont eu la chance de voir ce tableau ne peuvent s’imaginer que Jeanne fut effacée. Avec le temps, le goudron et le vernis ont coulé, laissant de nouveau apparaître la muse à côté du poète. A sa place. (…) Jeanne Duval est au cœur des Fleurs du Mal. Lorsque Baudelaire la voit (dans un petit rôle de soubrette au Théâtre de La Porte Saint-Antoine) il la reconnaît. C’est elle qui sera la « maîtresse des maîtresses », la femme dont il porte la prédestination depuis qu’il est revenu de son voyage « forcé » dans l’Océan Indien. On sait que pour Baudelaire la poésie est par définition une « sorcellerie évocatoire ». Jeanne Duval sera un réservoir de souvenirs. En elle se cumulent d’autres visions de femmes rencontrées depuis la traversée sur le paquebot des Mers du Sud : la « Laya, belle et ardente négresse », la « belle créole de l’Ile Maurice », la « belle Dorothée, forte et fière comme le soleil ». Lorsque Baudelaire voit Jeanne Duval, il n’est plus tout à fait le dandy embarqué contre son gré à Bordeaux. Son esthétique a changé.

(Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004)

Et si Baudelaire ne la perd jamais de vue, si jusqu’au bout il fait d’elle son « devoir », s’il demande, s’il supplie sa mère et le notaire de ne pas « mettre sa paralytique à la rue », ce n’est pas seulement à cause d’une charité chrétienne (il est fils de prêtre), c’est qu’il connaît ce qu’il lui doit. Une dette de poésie !
J’ai cultivé mon hystérie avec passion et terreur (Baudelaire)
Baudelaire s’avère être un merveilleux clinicien de lui-même. Paul Verlaine dans un article élogieux dira qu’il a été « l’homme psychique moderne ».
(Simonne Henry Valmore, extraits de sa conférence à la Fac de Psycho de Nice dans le Séminaire 2007-2008 intitulé « Amer corps »)

Et, bien sûr, l’exergue du texte de sa conférence était d’Aimé Césaire :
Les poèmes de Baudelaire, je les ai compris :
Les Fleurs du Mal ne sont pas les fleurs du mal, ce sont des fleurs du mal-
être !
Tout Baudelaire, alors, s’éclaire d’une toute autre lumière… 
 

Photo de Une : (Capture d’image d’une émission d’Antilles TV 2004)

Retrouvez toutes les parties :
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part I)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part II)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part III)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part IV)

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