Poète, romancier, dramaturge, son plus grand don est son écriture qui s’amuse en trouvailles et en images dans une terrible fougue de mots. Moins connu est son talent de « critique » cinématographique. De 1941 à 1943, il rédige pour Comoedia de nombreuses chroniques de films qui donnent une vision intéressante du cinéma sous l’occupation. Puis, il a une rubrique cinématographique dans Le Petit Parisien, dans 84 (petite revue littéraire très réputée) et enfin à la N.R.F. et à Arts. Admiratif de sa fantaisie digressive, François Truffaut lui demande d’écrire des articles pour Les Cahiers du Cinéma. Il ne se contente pas de « faire l’article » sur un film – comme on fait l’article pour vendre quelque chose - , mais il truffe ses textes d’images originales et de tournures stylistiques incongrues. Il a choisi de ne subir aucune influence, d’écrire sans tenir compte de la mode, de la morale, des courants politiques, préférant laisser son esprit vagabonder au gré des mots et de ses divagations effrénées. Dans sa formidable boulimie langagière, les expressions imaginatives se bousculent sous sa plume, il n’hésite pas à inventer et à digresser. Il jongle avec les mots, use des répétitions, abuse des néologismes, s’amuse de coq-à-l’âne des films qui se succèdent, passant du western à la comédie. Fréquemment, ce n’est pas que du film dont il parle, mais de l’époque. L’essentiel n’est pas ce qu’il raconte, mais comment il le raconte.
Audiberti a ainsi rédigé un nombre incroyable d’écrits sur le cinéma, empreints de sa verve stimulante et érudite et rassemblés en intégralité dans un ouvrage, Le Mur du fond (2) qui doit son titre à un texte de 1946 dans lequel il exalte sa passion inconditionnelle pour le cinéma et le rapport entre le spectateur et l’écran. Car, le mur du fond, bien évidemment, c’est l’écran magique où défilent tant d’histoires de divers styles. « Le mur du fond, le mur du fond de la salle, magnifie, isole, monumentalise la stature humaine. »
Audiberti gardera, sa vie entière, l’empreinte d’inoubliables émerveillements des premiers films, vus dans son enfance sur la place publique d’Antibes, où l’écran était un drap qui volait au vent, souvenir essentiel qui s’est imprimé en lui et sur lequel il reviendra souvent. « Chaque film est un sphinx. Il propose une énigme. L’énigme du cinéma ». Le cinéma restera toujours déterminant dans la carrière de cet écrivain singulier et inclassable et les articles qu’il écrira n’auront pas un regard de critique, mais seront, avec son style bien à lui, une théorie du spectateur et d’une esthétique comparée du cinéma et des autres arts. « Les mots changent de sens selon la bouche qui les forme ». Il souligne d’ailleurs la différence du regard du critique de cinéma et celui du spectateur « profane ». « Il faut que le spectateur soit un peu critique et le critique un peu spectateur ». Audiberti, lui, pensait cinéma.
L’écran des rêves était comme un starter enclenchant son imagination débridée et sa première source littéraire, nourrissant la fantaisie frénétique de tous ses écrits (romans, pièces, poèmes). Pour lui, un film était une aventure entretenant ses fantasmes, une rencontre pourvoyeuse en femmes fatales, magnétiques, hypnotiques, ces premières vamps, ces sorcières. Les actrices mythiques étaient prétextes à stimuler son imagination. Greta Garbo qui ne cessa d’émettre une luminosité particulière... Ou Marlene Dietrich une ogresse, dont il précise « l’impression envoûtante de son regard et le charme indéfinissable de ses mollets ». Mais il parle aussi de « l’anatomie en fourchette à huître » d’Edith Piaf et ne néglige pas les hommes. « Charlot, blanc d’épiderme et le reste très noir, comme au pochoir, nous hallucinait, papillon acrobate ». « Raymond Rouleau présente, avec un naturel parfait, un type banal et sommaire, d’homme à peu près invisible qui marche dans la vie derrière son sexe », ou encore « Fernand Ledoux, à lui tout seul, est tout un poème, tout un drame en chair et en os, avec cet air blafard, bouffi, ce crâne avec trois mèches... »
Avec ses digressions rêveuses et jubilatoires, Audiberti aide le spectateur à penser autrement. Franchissant le mur du fond, il entre carrément dans l’écran comme spectateur : il le fait avec des mots qui pourraient atteindre les images. En magicien, il nous promène d’un film à l’autre, nous véhiculant dans sa fantaisie poétique. Il offre ce que la « critique » n’ose plus produire : de la surprise, du risque, de la fascination et du style. Le style n’est pas, pour la critique, un superflu, il permet un pont entre deux moyens d’expression différents (le cinéma et l’écriture) et aide à produire de la pensée par la construction même de ce pont. Pour Audiberti, chaque article apparaît comme une contribution à une théorie du cinéma.
Le merveilleux revient souvent sous sa plume et il regrette les scénarios en prise avec la réalité. « Il apparut que le merveilleux, pour demeurer merveilleux, aurait dû se maintenir dans une incompatibilité rigoureuse avec le monde concret où nous étions nés ». Il vante le dessin animé de Walt Disney et son univers, mais il classe Le Troisième homme (film primé à Cannes en 1949) dans la pire famille des navets sculptés. Excluant toute séduction, il n’hésite pas à saquer des films définis par d’autres comme des chefs-d’oeuvre.
Audiberti, un cinéaste sans cinéma, aurait-on dit (Qui ? Truffaut, son grand admirateur ?). Sa carrière s’est achevée avec le scénario de La Poupée d’après un de ses romans, film réalisé par Jacques Baratier. « Marre, marre, marre » sont les derniers mots qu’il écrit avant de s’éteindre un samedi précédant la parution de Dimanche m’attend, son journal romancé.
(1)La forteresse et la marmaille -Ed du Seuil
(2) Editions « Les Cahiers du Cinéma »