On s’est habitué à un style fantasque, une narration pleine de nœuds, mais cette fois-ci Eco bat ses propres records. On met au défi le lecteur de s’y retrouver dans la trame, avec un narrateur, un protagoniste à la première personne et un alter ego dont même l’auteur ne semble pas avoir décidé du statut final. Mais le procédé, cette fois, suit le propos, puisqu’il est question ici, de la première à la dernière page, de faux et usage de faux, escroquerie, espionnage, intelligence avec puissance étrangère, meurtre et trahison.
Un agent double, un faux notaire, un faussaire magistral, un gastronome, et un manipulateur devant l’Eternel : voila le personnage que Eco met en scène, en lui imputant à peu près tous les plus grands faux du XIXe siècle , dont notamment le billet sur base duquel fut condamné Dreyfus, et .. le fameux protocole des Sages de Sion. Et le récit prend appui sur cette fameuse lettre adressée dans les années 1860 à l’abbé Barruel, décrite ici comme authentique..mais, allez savoir ! Lettre sur laquelle se fondent une bonne partie des âneries qui ont formé le socle de l’antisémitisme du XIXe et du XXe siècle.
Point n’est assez de cette leçon de scepticisme. Umberto Eco en profite pour visiter tous les mythes et secrets ésotériques que notre monde s’est forgés, des Rose-Croix aux palladiens, en passant bien sûr par la Franc-Maçonnerie et les messes noires. Un festival !
L’historicité est ici menée à rude épreuve, mais à bon escient
Tout en tissant son histoire d’une foultitude étonnante de vrais noms et de faits historiques avérés, Eco nous fournit surtout un roman et de ce point de vue, la barque est chargée à raz bord. Jusqu’aux eaux-fortes à la Daumier qui nous rapprochent des romans d’Eugène Sue (amplement cité par ailleurs).
Les amateurs de thriller en seront un peu pour leur faim, à cause de la structure trop intriquée du récit. Par contre, laissez-vous aller au fil du récit sans trop de réticence et Eco vous fournit, avec la complicité magistrale de son traducteur Jean Noël Schifano, une prose d’une richesse lexicale et de style étonnante, et en même temps une peinture d’époque hors du commun. Des expéditions Garibaldiennes en Sicile jusqu’à l’affaire Deyfus, Eco n’a pas pour vocation de nous expliquer l’Histoire. Au contraire, il s’amuse comme un petit fou à nous l’embrouiller, pour son propre plaisir et celui du lecteur innocent.
Le lecteur doit-il chercher, trouvera-t-il une clé, un message ? Avec Eco, on aurait tendance à le croire. Pour ma part, il me semble que de fausse piste en fausse piste en révélation bidon, le propos de Umberto Eco ne peut être qu’un avertissement devant les trompeuses évidences politiques, un démontage des plus grosses comme des plus fines ficelles de la diffamation et de la manipulation des masses, et en pleine période de Wikileaks, c’est largement de quoi nous faire réfléchir…
Je m’en voudrais de ne pas évoquer les succulents passages gastronomiques qui font saliver et grossir à la seule lecture : Eco est un bon vivant et nous fait partager son vice. On ne s’étonnera pas de voir sortir sous peu un traité de cuisine tiré des seules recettes amorcées dans ce roman.