Night in white Satie (Pierre Notte - Théâtre du Balcon)
Qu’aurait pensé Satie de ce que cette bande de doux dingues a fait de son œuvre ?
Ça joue, ça chante, ça danse, ça gesticule. Composé de mots de l’auteur ou de choses qui ont été dites sur lui, le spectacle nous embarque dans l’univers de Satie revisité par Pierre Notte. Un monde époustouflant et délirant. Il y a de la dérision, de l’exagération, de la caricature etc., c’est irrésistible. Les acteurs sont tous à fond : Kevin Mischel, un danseur étonnant, un Buster Keaton qui aurait mis ses doigts dans une prise électrique. Il occupe toute la scène, de droite à gauche et de haut en bas (il passe sous la table, fait des bonds, des gestes incongrus, inattendus, serpente au sol, etc.), dans une chorégraphie qui joue avec les limites du genre. Un danseur remarquable, émouvant, désarmant.
L’« apparition » de Nicole Croisille (je ne savais pas qu’elle jouait dans cette pièce, j’ai mis du temps à comprendre que c’était vraiment elle) ajoute à ce délire. Anita Robillard en meneuse de revue énervée et Nelson-Rafaell Madel en acteur-chanteur explosent les codes habituels de la comédie. Donia Berriri, l’excellente pianiste, nous enchante avec les mélodies de Satie, loin des « musiques d’ameublement » qu’il détestait. Ses Gymnopédies (études pour danse à pieds nus) et ses gnossiennes (gnoses ?) sont devenues des incontournables de la musique actuelle.
Déferlantes de textes, de chansons, mais aussi de balles de ping pong et d’haricots blancs projetés dans la salle en récompense aux gagnants d’un quiz sur l’auteur.
L’action, l’humour, l’ironie et le décalage de ce spectacle en font un des meilleurs de ce édition du Festival.
On aura tout (Christiane Taubira - Théâtre Ceccano)
Quand la poésie rencontre la politis... Des textes forts dits fortement. Sur la liberté, le travail, la politique, l’éthique. Des textes qui s’engagent, qui engagent. On se retrouve plongés dans une agora où 30 lecteurs de tous âges déclament des textes puissants qui fusent d’une personne à l’autre, se répondent et s’interpellent.
Chacun a une vérité à dire, un rêve à raconter, un paysage à décrire, ou un sentiment à exprimer. On y reconnaît des mots, des citations, ("Anastasie m’anesthésie"), des auteurs des situations où la conscience de chacun est interrogée.
À la fin, les feuilles qui ont été lues sont brandies dans les quatre directions avant d’être jetées aux spectateurs.
Un démocrate ( Julie Timmermann - Chapeau d’ébène Théâtre)
Neveu de Freud inspiré par les théories de son oncle, Edward Bernays (1891-1995) a inventé dans les années 20 à New York un système « scientifique » de manipulation des masses. Fondateur de la propagande politique, se disant au service de la démocratie, il se vante de vendre indifféremment du savon, des cigarettes, des modes, des hommes politiques, des Présidents des États-Unis et même des coups d’État.
Un éclairage soigné et des acteurs impliqués donnent à ce spectacle un rythme qui ne ralentit pas : Julie Timmerman, Anne Cantineau, Mathieu Desfemmes et Jean-Baptiste Verquin jouent chacun plusieurs personnages et, à tour de rôle, Edward Bernays lui-même.
Sa vie qui nous est racontée à travers ses campagnes publicitaires (avec des références acides sur le présent) constitue un véritable traité de manipulation : comment imposer aux masses des images, des produits et les diffuser mondialement ?
Le texte bien pensé et bien écrit nous amène à prendre conscience de nos conditionnements. Ici l’acte artistique est un acte politique.
En attendant "En attendant Godot" (Compagnie Toby or not - Théâtre Essaïon)
Les coulisses (inventées) de cette pièce de théâtre qui a été presque impossible à monter sont dévoilées. Auteur de romans, Beckett s’essayait pour la première fois au théâtre et cette œuvre semble lui avoir échappé sans qu’il l’ait voulu.
Dans cette pièce, une une des plus connues au monde, il ne s’y passe rien, ou presque. On attend quelqu’un qui ne viendra pas. Les protagonistes ne sont mêmes pas sûrs que ce soit le bon jour ou le bon endroit, mais ils attendent.
Cette œuvre sur l’attente, ce moment singulier que chacun connaît et redoute, a déclenché un scandale, les pour et les contre s’étrippant pendant le spectacle. La polémique va rendre Beckett célèbre (il pourra quitter son petit appartement au sixième étage sans ascenseur).
C’est aussi une réflexion sur les origines multiples et souvent inconscientes d’une œuvre : un tableau, un mot entendu, une chose, un jeu de mots (Godot- godasses), des souvenirs, etc. Elle nous fait approcher la personnalité de Beckett, ami de Tzara, Picasso, Cocteau, connu pour son ironie et son caractère original et décalé.
Fiesta flamenca (Israël Galvan - Cour d’honneur du Palais des Papes)
Ce sévillan fou de danse nous entraîne dans l’univers du flamenco, un flamenco extrême flirtant avec les limites du genre, un hyperflamenco qui se danse debout, à genoux ou allongé, en l’air ou sur le sol. Tout le corps est utilisé pour rythmer les temps : les pieds bien sûr, les mains, mais aussi le ventre, la bouche, et même les dents.
Les danses et les chants du flamenco nous rappellent ses origines culturelles arabo-andalouse, juive et chrétienne. Des troubadours juifs réfugiés à Séville au XVIe siecle aux gitans qui l’ont adopté, fait voyager et diffusé dans toute Europe, le flamenco comme le blues, est un chant de douleur d’exclus et de déshérités. Un spectacle total.
M. Haffmann (Jean-Philippe Daguerre - Théâtre Actuel )
Une mécanique au point. L’histoire n’a pas existé mais elle aurait pu. En 1942, un bijoutier juif propose à son employé de mettre son magasin à son nom. En échange, il devra le cacher dans la cave « en attendant que le monde redevienne normal ». Son employé M. Vigneau accepte mais lui demande en retour de féconder sa femme car il est stérile.
À partir de là, se succèdent des courtes scènes de la vie compliquée des trois personnages : la grossesse qui tarde, entraînant de nombreuses « tentatives » et donc l’absence forcée du mari (qui fait des claquettes ou va au cinéma), la persécution des juifs qui se durcit, etc.
M. Vigneau se révélant un excellent créateur de bijoux, ses colliers ont particulièrement du succès auprès des officiers nazis et de l’ambassadeur d’Allemagne. Très bon client, celui-ci établit des relations amicales, l’invite au théâtre puis se fait inviter chez lui.
Cette version très particulière du trio mari-femme-amant compliquée par la guerre est particulièrement émouvante, sa grande sobriété permettant aux mots et aux émotions de toucher juste et fort. Alexandre Bonstein en Monsieur Haffmann tout en retenue avec juste quelques pointes d’humour noir dévastateur, la jolie Julie Cavanna (Madame Vigneau) en touchante et fragile épouse, et Grégori Baquet, le mari, avec ses affres, ses doutes, sa jalousie, ses contradictions.
La scène finale, celle du dîner avec Franck Desmedt en glaçant ambasseur allemand (amoureux du furher) et sa cagole de maîtresse Charlotte Matzneff, spontanée, directe, disant des énormités, est inattendue et pleine de surprises.
Vaille que vivre (Barbara) - Juliette Binoche et Alexandre Tharaud - cour du lycée Saint Joseph
Salle comble pour cette affiche très attendue : Binoche - Barbara.
Avant que le spectacle ne commence, le piano est recouvert d’un satin noir qui danse dans le vent. Il ressemble à un grand catafalque, une tombe un peu trop grande pour la fine Barbara.
Juliette arrive, très sobre, cheveux en arrière. Elle nous murmure des textes issus de chansons et d’extraits de l’autobiographie inachevée de Barbara. C’est émouvant, lyrique et sombre. De temps en temps, Juliette chante, juste quelques notes, sans essayer de se mesurer à la chanteuse. Les paroles qui s’envolent évoquent les événements forts et douloureux de la vie de l’artiste : le comportement incestueux de son père (Nantes, l’Aigle noir), l’amoureux qui la quitte (Dis, quand reviendras-tu ?), son amie pianiste décédée (la Petite Cantate), etc.
On retrouve par moments son souffle et son phrasé dans la voix de Juliette. Le jeune pianiste nous rappelle ses mélodies légères inscrustées dans nos mémoires en même temps que ses mots. Il s’en empare, les complexifie, les magnifie.
Dans son autobiographie, Barbara raconte que selon la position où on se trouve (debout, assis ou allongé), la voix n’est pas la même. Couchée sur le piano dont elle ressent intimement les vibrations, la voix de Juliette se fait tendre, fragile ou nostalgique. Un spectacle qui s’adresse à nos émotions.
The Great Tamer ( Dimitris Papaioannou - La Fabrica)
Un spectacle esthétique, grandiose. On en a plein la vue alors que tout est gris ou noir. Dix acteurs danseurs acrobates mélangent leur torses, leurs bras et leurs jambes pour former d’impressionnantes figures constituées de plusieurs corps. On ne distingue plus quelle jambe, quel bras ou quelle tête appartient à chacun des danseurs. On est intimidé par la vue de ces bouts de corps se promenant sur scène qui disparaissent par moments dans des trous et des chausses trappes. La scène (pentue) est recouverte de grandes plaques qu’on croirait en plomb. Déplacées, ou relevées, elles cachent un sous-sol inquiétant.
On assiste à des corps qui se révèlent ou s’enfouissent pour resurgir quelques mètres plus loin. Plusieurs actions en même temps troublent l’œil qui ne sait plus où regarder. Il se passe des choses qu’on ne voit pas, des personnages qui disparaissent, une pluie d’épis de blés qui viennent se planter sur le sol. Un spectacle impossible à raconter, mais qui parle de corps, de mort et de résurrections.
Logiquimperturbabledufou, (Zabou Breitman - Théâtre des Halles)
Ça se passe dans un hôpital psychiatrique. Quatre jeunes acteurs jouent tour à tour le rôle de patients ou de soignants. Entre gravité et fantaisie, on assiste à des scènes quotidiennes de la folie ordinaire. Le texte de Zabou Breitman fin et léger avec un humour plutôt grinçant joue sur les limites fluctuantes entre normalité et folie, entre lucidité et délire, et nous fait pénétrer dans un univers poétique et surréaliste.
Van Gogh (Léonard Nimoy - Théâtre du Centre )
Jean-Michel Richaud, qui interprète à la fois Vincent et son frère Théo, est pénétré, vibrant, émouvant. Incarnant Vincent avec force, il nous fait ressentir l’être exalté, impatient, exaspéré parfois, qu’il a été.
La pièce de Léonard Nimoy (qui comporte quelques erreurs factuelles) retrace son parcours : du Borinage où il a voulu consacrer sa vie à aider les mineurs les plus démunis, « qui ne voient le jour que le dimanche », aux derniers jours d’Auvers, où se sentant rejeté, il ne voit plus d’issue.
On sort de ce spectacle ému et troublé. On a entendu l’histoire (universelle) d’un homme qui, face à des destins contraires, ne cède pas sur son désir et choisit de se suicider.
Van Gogh nous a légué une œuvre plastique sensible (plus de six cents tableaux, plus de deux mille dessins) et des lettres émouvantes (plus de huit cents), riches d’enseignements sur la genèse pas à pas d’une œuvre d’art. Il a inspiré les plus grands et continue de nous parler à travers les générations. La voix de Richaud le porte encore plus haut dans nos cœurs et dans notre conscience.
Baie des anges (Serge Valetti - Gilgamesh Belleville )
Dans une mise en scène jouant avec les codes des films noirs, l’histoire compliquée d’un homme de théâtre voulant monter une pièce en hommage à un ami récemment suicidé. On assiste à la conception de la pièce, à ses répétitions. Les deux acteurs et la jolie actrice sont puissants, très physiques. On est emporté par l’action, même si on s’y perd un peu par moments.
L’Illiade dans un grenier (Compagnie Abraxas - Espace Roseau Teinturiers)
Deux acteurs particulièrement énergiques nous font revivre la plus célèbre des histoires... à l’intérieur d’un grenier d’où ils puisent les accessoires qui leur permettent d’être à tour de rôle Agamemnon, Zeus, Hera, Patrocle, Ulysse, etc.
Des chaussettes, des vieux manteaux, des rideaux, des ersatz de casques (le traditionnel égouttoir ou un pot de chambre d’enfant retourné), des balais brosse en guise de cimiers, etc., tout est utilisé pour nous faire imaginer les fiers guerriers troyens et leurs assaillants grecs.
On assiste comme dans un direct à la télé à la très célèbre guerre de Troie avec les dieux qui interfèrent dans les combats, se disputant par hommes ou demi-dieux interposés, l’homme n’étant qu’un jouet entre leurs mains.
Cette nième version de l’Illiade est inventive, nerveuse, très physique.
À l’église des Célestins, l’exposition expressionniste de Ronan Barrot, l’auteur de l’affiche du festival ainsi qu’une série de courts-métrages projetés dans une salle ronde où le spectateur est au milieu et doit se déplacer pour voir l’action qui se déroule autour de lui.
Collection Lambert
Avant de quitter Avignon, une visite à la Collection Lambert nous fait admirer « La vie secrète des plantes » d’Ansem Kiefer, la superbe installation monumentale qu’Yvon Lambert a offert au Centre Pompidou.
Constituée de Feuilles de plomb, de peintures, de fils et de branchages, cette œuvre est présentée sur plusieurs salles. Elle est accompagnée de peintures et d’œuvres de artistes Laib, Beuys et Baumgartner.
Au premier niveau, de grandes photographies de Leila Alaoui, photographe et vidéaste franco-marocaine, morte lors des attaques terroristes de Ouagadougou.
Sur plusieurs salles se déploie aussi un choix d’œuvres (par Éric Mézil) de la Collection très éclectique d’Agnès b., ainsi qu’une exposition rétrospective d’œuvres de Keith Haring.