La revue américaine Surgical Technology International publiait une étude, en janvier 2015, démontrant que notre usage à répétition des smartphones donnait naissance à une ride nouvelle au niveau du cou.
Invention inédite à l’ère du hashtag, ce sillon creusé à l’horizontale nommé « Tech neck » incarnerait la vraie-fausse fabrication d’un mal 2.0.
Par l’usage de ce nouveau mot-clé pour sa première exposition personnelle, Gabriel Méo explore en partie les abysses des structures de pouvoir que sont les nouvelles technologies. Surveillance et contrôle en continu des corps, la question de la mauvaise ou bonne posture est ici remise en branle. Il n’est pas étonnant que Gabriel Méo ait invité Raphaël Emine, artiste, ami et complice d’atelier afin de questionner les modalités d’une exposition dite personnelle. Pour ce solo à deux, Gabriel Méo cherche ainsi à éviter les systématismes et bouscule les dualités inhérentes au goût par la déhiérarchisation des matériaux et des pratiques. Comme à son habitude, Gabriel Méo, peintre chiffonnier selon ses termes, récupère, coupe, recycle, combine, raccorde, greffe, sature, consolide et assemble les matériaux entre eux afin de provoquer d’innombrables collisions et de multiples croisements.
Tous les deux partagent la même énergie explosive pour ne pas laisser le travail se gangrener ou se fossiliser.
Featuring assumé et voulu, Méo combine Emine : l’un avec, pour ou contre l’autre, à la fois complémentaires et différents. Introduisant la sphère domestique dans leurs pièces, tous deux suggèrent les contours d’un vocabulaire de formes orchestrées par des matières premières, des gestes simples qui s’accordent au sein de ce dispositif à deux voix et à quatre mains.
Jouant avec la frontalité et les pouvoirs évocateurs des médiums, tant la peinture que la sculpture, Gabriel Méo ne cesse de créer à partir d’une économie de moyens, joyeuse et rigoureuse, afin d’enclencher une longue et lente déconstruction de la peinture et de ses concepts. Aussi, les sculptures minimales de Raphaël Emine, à la fois aériennes et transparentes, artisanales et industrielles, contrebalancent une spontanéité du geste et un équilibre fragile des matériaux : le bronze, le plexiglas sont ici utilisés pour leur qualité et leur propriété. Chacun de ses éléments permettant de soutenir l’autre, en tension et avec stupéfaction. Étranges mixtures de mauvais raccords, de bons ratages et de petits sabotages, les œuvres de Méo-Emine sont un jaillissement permanent de matériaux et d’actions. Cette profusion de signes et de gestes nous imposent une torsion de et dans tous les sens. Collages, greffes, peintures réversibles, cloisons, étagères, tapis-peinture, cet ensemble scénographié tend à fragmenter l’espace d’exposition, à le rythmer et à le densifier vers le bas. Telle une interface sur internet, on navigue de lien en lien. Des formes ou des motifs reviennent et se rejouent par l’accumulation de données.
Matériaux fragmentés et raccordés à des objets récupérés, l’attrait pour la banalité et la beauté des petites choses est constamment en jeu. Gabriel Méo et Raphaël Emine font la part belle à l’exploration et à l’expérimentation. Les œuvres se court circuitent entre elles et électrisent l’espace d’exposition par l’introduction d’éléments parasites, balafrés, fracturés ou d’images « grasses ». Pas de cut final, nous avançons la tête baissée au sein de cette œuvre totale frankenstienienne ou oeuvre-composite de toiles rafistolées, d’agrafes et de lambeaux. Cet alliage surprenant entre les œuvres oscille entre la fusion et l’autonomie de chaque pièce. Ordonné, saturé et chargé, l’espace circonscrit par les œuvres est une réponse au contexte : rapport au sol, jeu avec l’architecture de la galerie. Le mélange des matières/matériaux brutes, pauvres, kitsch fait tressaillir la puissance et la trivialité d’une peinture devenue volume. Par delà une harmonie dissonante, le chaos et l’élégance fusionnent partiellement et laissent certaines zones de lecture plus neutres.
Sans complaisance, Gabriel Méo devance une certaine réalité pour révéler ce qui s’y cache. Il se soucie des indices de temps qui composent ses œuvres indexées. En explorant le fragmentaire et le délabré, Gabriel Méo révèle la force corrosive du temps, la décadence du présent et de sa détérioration.
Marianne Derrien
Gabriel Méo
Se revendiquant « obsessionnel et radical », Gabriel Méo est convaincu que « la banalité est la matière première de la splendeur », au point d’en faire le titre d’une de ses œuvres, et la matière première de son art : « Je persiste en effet à croire que le véritable artiste est celui qui crée à partir d’une économie de moyens, notamment ce qui lui tombe sous la main ». Méo est un pirate, un pilleur d’épaves, même. Mauvais goût et mauvais esprit lui tiennent lieu de boussole ; ses œuvres naissent de ces voyages tous azimuts à travers l’histoire de l’art et des techniques, dont il explore tous les recoins, avec une prédilection pour Dada et le collage, bien sûr, mais aussi l’expressionnisme abstrait, la céramique et la peinture sur tissu. Convaincu, à la suite de Guy Debord, que dans le monde réellement renversé le beau est un moment du laid, Méo évacue les surplus de la société spectaculaire marchande en de sublimes autels à leur exoticité intrinsèque : « Je recueille avec soin ce que vomit notre culture du quotidien en mêlant haute et basse culture. Ainsi, je teste l’étanchéité de ces deux extrêmes, à coup d’infiltrations ingrates »...
Stéphane Corréard
Raphaël Émine
Raphaël Émine appartient à cette génération d’artistes qui revisitent l’héritage du ready-made à l’âge du low tech et de l’autonomie radicale, comme parfois Stéphane Vigny, Simon Nicaise ou même Théo Mercier.
Sa série d’Objets intelligents, en cours depuis 2010, se présente ainsi comme des croquis dans l’espace, explorant les possibilités spatiales, graphiques, physiques et symboliques d’un objet donné, poteau urbain, plot de circulation ou balai-brosse.
Dans une appréhension singulière du matériau, qu’on devine très libre, Émine parvient non seulement à révéler ses qualités, mais se joue de ses limites, voire en exacerbe les contradictions, ou l’ambivalente nature.
Comme Marcel Duchamp s’interrogeant sur la possibilité de produire des oeuvres « qui ne soient pas d’art », Émine se revendique moins du grand Art que du bricolage, l’érigeant en principe politique : « Je veux laisser une large part d’autodétermination à mes oeuvres, une autodétermination organisée, de manière organique et expérimentale. Chercheur sans objet, l’artiste bricoleur possède à la fois l’âme du poète et de l’ingénieur : il essaie, tend des pièges à la réalité qu’il connaît, doute, tâtonne, cherche l’erreur dans l’espoir d’y trouver un peu de justesse »...
Stéphane Corréard