Redécouvrir les immenses mosaïques du musée, encore plus belles sous le soleil d’hiver, est toujours un éblouissement qui nous prépare à la rencontre de l’œuvre de ce peintre si singulier.
L’exposition "Reconstruire le réel" nous permet d’accéder plus intimement à l’œuvre de Fernand Léger. Les quatre thèmes qui balisent l’exposition : Contrastes d’objets et perturbation des rapports d’échelle, Recherche d’un nouvel espace (objets décontextualisés et mis en apesanteur), Biomorphisme et Objets déréalisés, offrent une approche fine et éclairante de l’œuvre de Léger.
Né en 1883, arrivé à Paris pour faire des études d’architecture en 1900, Léger a baigné dans l’effervescence créatrice du début du XXe siècle. Il côtoie des artistes : Duchamp, Picasso, Braque, Man Ray, Modigliani, mais aussi des écrivains : Cendrars et Apollinaire avec lesquels il collabore à des livres, des pièces de théâtre, des films.
Influencé à ses débuts par Cézanne (comme beaucoup de ses pairs), notamment par sa grande exposition parisienne de 1907, il traversera aussi le Cubisme de Picasso et Braque pour parfaire son propre style.
Au lendemain de la désastreuse Première Guerre Mondiale, l’aspiration à un monde meilleur entraîne une remise en cause des codes et des conformismes de l’art mais aussi de ceux de toute l’organisation sociale.
Inspiré par la vie moderne : machines, échafaudages, ouvriers, vitesse, Léger a le désir de multiplier ses sensations (et les nôtres) : « Le plus heureux, c’est celui qui enregistre le plus de sensations dans le minimum de temps. C’est le jouisseur moderne. Toutes les inventions modernes viennent d’ailleurs à lui pour lui permettre de satisfaire son besoin de vitesse » (lettre à Louis Poughon du 8 novembre 1914).
Contrairement au travail de ses amis qui font des collages, s’attaquent à l’objet, créent des ready-made, Il restera fidèle à la peinture à l’huile. Il sera le créateur d’un cubisme original, appelé tubisme, un réalisme non-figuratif où chaque objet apparaît détaché et présenté comme dans une vitrine à côté d’autres qui n’ont a priori rien à voir.
Si l’objet l’intéresse pour sa forme, son allure, c’est surtout dans son rapport aux autres éléments du tableau que Léger cherche une connivence ou une confrontation. Il joue sur des formes différentes pour créer des associations d’objets inattendues, déroutantes.
La célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Chants de Maldoror) semble résumer l’approche de Léger, à ceci près que le mot "fortuit" n’est pas pertinent. Les objets choisis sont sélectionnés soigneusement pour provoquer quelque chose, un "contraste", nous dit-il. Mais en quoi un trousseau de clefs, une carte postale de la Joconde et une boîte de sardines font-ils contraste ?
S’il semble que la représentation des objets en eux-mêmes et leur utilité ne préoccupent pas le peintre, leur simplification plastique implique une symbolisation, une conceptualisation qui les dégage de tout naturalisme. Le contraste qu’il instaure entre eux n’est pas seulement formel, il découle également du sens qu’il prête à chacun d’entre eux. Leur mise en rapport, induite par une réflexion sur l’objet, obéit probablement aussi à une logique inconsciente.
Dans ses peintures, de nombreux objets sont récurrents : clefs (celles de son atelier ?), mannequins (figure surréaliste par excellence), visages de plâtre, canotiers, pipes, parapluie, compas, boîte d’allumettes, éléments mécaniques, machine à écrire, etc. Il y aurait une nomenclature précise à faire de tous les objets représentés. Nadia Gay éclaire cet aspect dans le catalogue en faisant l’histoire de certains d’entre eux.
Dans une œuvres majeures présentées, la "Joconde avec clefs", outre la boîte de sardines, on y découvre aussi un cordage, des formes géométriques, une pointe noire, une bouée, quelques traits verticaux, des taches nuageuses..., le tout flottant dans un espace indéfini. Léger s’en explique : « j’avais fait sur une toile un trousseau de clés. Il me fallait quelque chose d’absolument contraire aux clés... Qu’est-ce que je vois dans une vitrine ? Une carte postale de la Joconde ! J’ai compris tout de suite : c’est elle qui me fallait, qu’est-ce qui aurait pu contraster plus avec les clés ? (...) Après j’ai ajouté aussi une boîte de sardines. Cela fait un contraste aigu. C’est un tableau que je garde, je ne le vends pas. »
Cette mise en relation de ces objets ou signes pourrait être aussi considérée comme un rébus, une énigme à résoudre, chaque tableau nous incitant à rechercher le lien secret qui les réunit.
En jouant sur les échelles et la destructuration de l’espace, en perturbant les rapports d’échelle et les couleurs, Fernand Léger leur attribue aux objets une présence singulière : « J’ai pris l’objet, j’ai fait sauter la table, j’ai mis cet objet dans l’air, sans perspective, sans support. J’ai dispersé mes objets dans l’espace et je les ai faits tenir entre eux en les faisant rayonner en avant sur la toile. Tout un jeu facile d’accords et de rythmes fait de couleurs de fond et de surface, de lignes conductrices, de distances et d’oppositions, quelquefois de rencontres insolites. »
À la décontextualisation et à la remise en question de l’espace va s’ajouter une déréalisation des objets qui semblent se métamorphoser pour n’être plus qu’une métaphore d’eux-mêmes. Ses "Troncs d’arbre", particulièrement, apparaissent mystérieux, quasi oniriques.
Entre 1929 et 1933, Léger délaisse l’objet pour aborder des formes plus fluides, quasi biologiques. Après l’hyper présence des objets quotidiens, il semble avoir besoin de revenir à un monde plus organique.
Cette exposition qui renouvelle notre regard sur Fernand Léger est une des dernières organisées par Maurice Fréchuret en tant que Conservateur en chef du patrimoine du Musée National Marc Chagall et Directeur des Musées Nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes. Ces dernières années, il a organisé avec ses collègues de la région une grande exposition qui réunissait plus de cinquante lieux. En effet, “L’Art contemporain et la Côte d’Azur – Un territoire pour l’expérimentation, 1951-2011” a mis en valeur la riche création artistique de notre région depuis les années 50.
Dans les musées qu’il dirige, il a organisé dernièrement une exposition intitulée : “Exils”, l’expérience commune de trois figures majeures de l’art que sont Picasso, Léger et Chagall. Pour l’année 2013, celle du quarantième anniversaire du Musée, trois expositions ont restitué le regard de Chagall sur le siècle traversé (en collaboration avec la Réunion des Musées Nationaux).