Dans les œuvres de Marc Chagall, toutes les représentations semblent surgir de l’inconscient : temporalité abolie, couleurs improbables, rébus, bizarreries, etc., une étrangeté qui rappelle quelque chose d’enfoui, d’onirique.
Contrairement aux anciens qui pensaient que le rêve indiquait l’avenir, on sait depuis Freud qu’il est plutôt une production du passé.
L’inconscient "ouvert" de Chagall lui insuffle nombres d’images et de situations dont l’essentiel se rapportent à son enfance russe et à la Bible. Il reçoit et accepte de peindre, sans refoulement semble-t-il, les visions fantastiques qui s’imposent à son imaginaire.
Sa ville natale de Vitebsk, les personnages de son enfance et les récits bibliques dont sa culture est intimement imprégnée, sont omniprésents dans son œuvre des dessins de jeunesse aux dernières toiles.
De son maître Louri Pen, puis à l’école des Beaux-Arts de Saint Petersbourg, Marc Chagall apprend la peinture académique.
Son départ en 1910 pour Paris, la Mecque des artistes alors en pleine effervescence créatrice, va révolutionner sa palette et sa composition. Des Fauves, il s’approprie la couleur subjective, pure, vive, et des Cubistes, la déconstruction de la toile, sa découpe en différents plans. Une liberté dont il avait grand besoin pour exprimer ses visions oniriques.
Délaissant les règles de composition, de perspective, de vraisemblance, il crée un monde sans pesanteur empli de thèmes récurrents (l’église bleue sur la colline qu’il voyait de sa fenêtre, l’incendie du quartier juif, l’auge dans lequel sa mère l’avait baigné, la vache rouge de la Bible, etc.), et d’imagerie populaire russe (mariages, acrobates, violonistes, etc.)
"Mon cirque se joue dans le ciel, il se joue dans les nuages parmi les chaises, il se joue dans la fenêtre où se reflète la lumière" (Marc Chagall).
Après la peinture et le dessin, il s’intéresse dès les années 20 à toutes les techniques de reproduction.
Il aborde l’édition grâce à Vollard (Bible illustrée) et à Maeght qui fera connaître ses œuvres graphiques à travers le monde.
Vers la fin des années 50, curieux de toutes les disciplines artistiques, aimant la relation qu’il institue avec les professionnels, il s’initie à la céramique, au vitrail, à la sculpture, à la mosaïque. Il peint aussi des décors, des plafonds et conçoit des costumes pour l’opéra (la Flûte enchantée).
Son œuvre s’enrichit et se diversifie. Il semble apprécier le travail particulier que nécessite la transposition de ses œuvres et s’en nourrit pour en créer de nouvelles.
C’est la commande du gouvernement israe ?lien pour la de ?coration de la Knesset qui va initier son intérêt pour la tapisserie. Il peint trois gouaches pre ?paratoires qui serviront a ? la réalisation des œuvres tissées (à la Manufacture des Gobelins).
Comment interpréter au mieux les œuvres ? Comment transposer une peinture en tapisserie, comment rendre les effets colorés, l’expression, la lumière ? Des questions qu’il s’attachera à résoudre avec l’aide de Yvette Cauquil-Prince qui sera pendant vingt ans sa fidèle collaboratrice.
Optant pour les techniques du moyen âge ou encore plus anciennes, celles des Coptes du début de notre ère, la maître d’œuvre, en véritable chef d’orchestre interprète chacune des œuvres en la transposant.
A partir d’une photo noir et blanc agrandie, elle délimite des contours de zones de couleurs et la nature des transitions : hachures, dégradés, etc., les associe à des lettres et à des numéros servant à définir le nombre et la nuance des fils de laine, réalisant ainsi une véritable partition de la tapisserie, le "carton" que les liciers devront suivre à la lettre.
Un essai, un détail de La Paix dont on peut voir l’envers est saisissante : fils emmêlés, noués et coupés, un chaos de couleurs, d’entrelacs, de nœuds, etc., qui nous renvoie aux relations entre ordre et désordre, aux brouillages des rêves, à tout ce qui est refoulé pour offrir une apparence cohérente.
Aux premie ?res tapisseries de petite taille succéderont, de ?s 1973, des grandes pie ?ces comme le Prophe ?te Je ?re ?mie (400 x 600 cm), Le grand cirque et Job acheve ?es en 1985 et en ...La Paix (471 x 696 cm).
Par l’amplification du format, la transposition-réinterprétation de ses peintures ou aquarelles, la permanence de ses thèmes, les tapisseries présentées dans cette exposition offrent une lecture renouvelée de l’œuvre de Chagall.
"Au-dela ? de la satisfaction de voir son travail s’enrichir d’une nouvelle vocation spatiale, Marc Chagall retrouve dans cette expe ?rience de la tapisserie une approche de la matie ?re de la laine qui s’accorde a ? cette « chimie » associant composition, matie ?re et lumie ?re qu’il a toujours conside ?re ?e comme inse ?parable du sens et de la raison d’e ?tre de l’œuvre" (Olivier Le Bihan / Ulysse Hecq-Cauquil).
Marc Chagall, Œuvres tissées
Commissariat : Anne Dopffer, Conservateur général du patrimoine, Directrice des Musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes
Sarah Ligner, Conservatrice du patrimoine, Musée national Marc Chagall