Située à l’hôtel Carcassonne, rue Mouffetard à Paris (quartier latin), cette petite pièce contenant sa vaisselle, son lit, son pauvre mobilier, fut de 1959 à 1965 son lieu de vie et de travail à son arrivée à Paris. Véritable concentré d’idées matérialisées, (l’antre des premiers « Tableaux-Pièges », cette chambre contient également en puissance des œuvres à venir.
Pour « son caractère immersif et la présence d’un musée dans le musée », Rebecca François, la commissaire de l’exposition, a tenu absolument à avoir cette chambre dans l’exposition. Elle a su convaincre la fondation RNK (Roman Norbert Ketterer) de la prêter pour la présenter pour la première fois en France. Avec une exceptionnelle générosité, la Fondation a alors décidé d’en faire l’objet d’une donation au MAMAC.
Cette reconstitution a été réalisée par l’artiste en 1998 pour l’exposition « Invested Spaces » au Guggenheim à New York. Elle propose une immersion symbolique et mémorielle : « une mise en abyme parfaite du piège, dans le lieu même où ce geste/concept a été créé ».
À l’entrée, une plaque : « Baldreich (bientôt riche) » annonce avec humour le désir de célébrité de l’artiste et à l’intérieur, une seconde plaque : « bureau der Kunstatelhung » (jeu de mots entre bureau de l’administration artistique et bureau de guérison artistique » indique le souhait qu’une guérison (de ses névroses ?) peut advenir grâce à son activité artistique (pour Freud, la création, qui est une sublimation, est la seule activité non névrotique).
Devenir riche et guérir dans cette petite chambre encombrée d’objets de brocante n’était pas une certitude, mais le futur lui a donné raison…
C’est dans cette chambre, en 1961, que l’artiste a écrit sa « Topographie anecdotée du Hasard » où il décrit minutieusement tous les objets qui se trouvent par hasard sur sa table le 16 octobre 1961 à 15h47, les transformant ainsi en œuvres classées et documentées, modifiant de fait le regard sur ces objets : « Sur cette table (…), quand je colle tout, tout à la même valeur marchande et optiquement les choses ont des valeurs différentes qui n’ont rien à voir avec le marchand ». Une interdépendance est alors créée pour l’œil qui est invité à sauter d’un objet à l’autre pour y retrouver des logiques de consommation ou esthétiques.
Outre les reliefs de repas collés sur des planches et mis à la verticale, on y voit de vieux outils, des instruments de cuisine (batteurs mécaniques), des couverts, bouteilles, assiettes, etc., faisant partie de son quotidien. « Les objets me trouvent plus que je ne les cherche », dit-il.
D’autres : boîtes d’os, vieux tableaux à détourner, tapis, objets indéfinissables, renvoient aux « objets ethnosyncrétiques » que Spoerri réalise dans les années 1970-80, d’autres encore sont des collages d’objets insolites quelquefois violents, telle cette tête verte aux yeux crevés par des grands ciseaux. Quelques petits cadres présentent des « Memento Mori ». Certains objets semblent avoir été choisis pour leur esthétique (grandes cornes de gazelle) ou pour l’intérêt particulier que l’artiste porte aux chaussures : de femmes, d’hommes, des savates, des mules (une retournée, etc.) ainsi que plusieurs formes en bois ayant servi à faire des chaussures, récupérées probablement dans les brocantes, les cordonneries fermant par centaines du fait de l’industrialisation.
Il y a bien entendu quelques étagères de livres (Sade, Adorno, Jack London, Verlaine, Rimbaud (Une Saison en Enfer), des livres sur la France, sur les sociétés secrètes, un ouvrage au titre étonnant : « L’œuf et moi », etc. (il y aurait une étude à faire de son univers mental et littéraire de l’époque).
Quelques vêtements sont suspendus derrière la porte (pas de vêtements féminins : n’avait-il pas de copine à Paris ?) et pas mal de bonnes bouteilles de vin (vides, bien sûr). Sur les photos anciennes, on voit un tourne-disque qui a été remplacé par un vieux poste de radio, car il s’agit bien d’une reconstitution faite trente ans plus tard de sa chambre de l’hôtel Carcassonne réalisée à partir de souvenirs et des quelques photos (projetées sur un mur à côté). Ainsi, on peut s’amuser à repérer les différences, mais également constater que dans l’ensemble, il a tenté de restituer le volume de la pièce, la place du mobilier, avec la petite table centrale sur laquelle il travaillait, et les espaces (restreints) autour pour circuler. Une seule petite fenêtre indique qu’il ne devait y avoir que peu de lumière même si nous ne savons pas à quelle étage elle se situait.
Nous aurions beaucoup de questions à lui poser… car il est toujours en vie.
Une vidéo le montre en compagnie du fils de la réalisatrice du documentaire à qui il montre certains de ses travaux et des livres où on parle de lui.
La commissaire de l’exposition a eu la gentillesse de me faire pénétrer dans la chambre pour me montrer un article que Spoerri a découpé d’un journal allemand (ou suisse) qui annonçait la mort de Francis Bacon accompagné d’une photo de son atelier surchargé de Reece Mews, preuve que Spoerri a été affecté par son décès. Et juste un peu plus bas à droite, sur une petite table, deux photos qu’on pourrait imaginer extraites de l’atelier de Bacon : une photo d’une tête déchiquetée par un obus, une explosion ou un coup de hache et celle d’un enfant percé de balles et blessé à différentes parties du corps. Deux images insoutenables très étrangères à l’univers de Spoerri et pourtant là, bien en évidence, posées contre le mur, près d’un petit cahier Fox-Land cachant une autre photo et d’un couvercle de boîte sur lequel est imprimé une coupe posée sur une publicité de La Belle Jardinière. Ces photos proviennent d’archives policières que l’artiste utilise dans la série Investigation criminelle (1970-1990).
Cette chambre dont il dit que c’est « le lieu de naissance, en somme, de son identité artistique » est devenu sa « patrie intellectuelle ». C’est une œuvre en même temps qu’un musée et un lieu de vie, le fantasme de tous les artistes : « faire de sa chambre une œuvre d’art ».