Grand héritier du surréalisme et du baroque flamand, comme de l’art dramatique et de la danse contemporaine, on ne présente plus Jan Fabre, artiste plasticien créant des sculptures et des installations, grand dessinateur et également artiste de la scène et auteur.
Jan Fabre a conçu une exposition « sur-mesure » pour la Fondation Maeght, une exposition qu’il a voulue spirituelle, dans tous les sens du terme, à la fois onirique, grave, mais avec l’ironie des jeux et l’humour à la manière de James Ensor. Il fait dialoguer ses découvertes d’artiste avec celles de la science et de l’histoire des arts.
Jan Fabre se veut à la fois « guerrier et serviteur de la beauté ». Son oeuvre répond à la beauté de la Fondation, qu’il considère comme un haut lieu de la création, par sa scénographie, par la beauté de ses sculptures où le marbre, la blancheur, les opalescences, les transparences répondront aux associations
libres de ses dessins et de ses collages. C’est une danse de la pensée et du corps avec les éléments, les autres règnes, les fictions les plus surprenantes, qui se déploiera ainsi dans la fondation.
« Faire un dessin, une sculpture, consiste en une dramaturgie. Dans le théâtre, il s’agit d’un autre type de mise en scène que dans les arts visuels. Mais il existe une convergence : montrer une exposition consiste aussi à créer une mise en scène. Chaque exposition possède sa propre dramaturgie ».
Parfois considéré comme provocateur ou iconoclaste, le « mystique contemporain » Jan Fabre, artiste consacré qui s’intéresse ici au cerveau, garde en mémoire le souvenir des Primitifs flamands et des maîtres anciens du baroque flamand et s’appuie sur la tradition pour oser plonger dans l’inconnu : « Le cerveau représente à mes yeux la métaphore de la terra incognita. S’occuper d’art et de beauté, c’est toujours arpenter le sentier de cette terra incognita ». À l’image de la science qui prend appui sur la connaissance pour initier la découverte, la notion d’expérience, à travers l’étude et l’observation des choses, constitue un des fondements du travail et de la démarche de Jan Fabre.
Pour cette exposition à la Fondation Maeght, Jan Fabre propose son travail d’exploration du cerveau, « la partie la plus sexy du corps humain » comme il aime à le dire. Il s’interroge sur le cerveau comme ultime relais avec la vie mais également sur la « fonction » entre le cerveau et le coeur : le cerveau serait, d’après Jan Fabre, le lieu où l’on ressent plutôt que celui où l’on réfléchit, comme le souligne le titre de son film Do we feel with our brain and think with our heart ? (2013) ou celui de sa sculpture The brain as a heart (2015).
Jan Fabre présente ainsi ses cerveaux, dont des oeuvres inédites, en marbre, en bronze ou en silicone, associés à des animaux, fleurs, insectes ou encore des objets du quotidien. Certaines pièces font référence à des natures mortes classiques, d’autres portent des titres parfois ironiques ou humoristiques. Il y a également de nombreux dessins comme les séries des Anthropology of a planet (2007) ou des Pierres d’oracle (1992-1994). Jan Fabre est un fervent adepte, un fou de dessin, un passionné, investi tout entier dans sa pratique : « Quand je pense, je dessine ; lorsque je dessine, je pense ».
« L’exposition est un modèle de pensée qui théâtralise la situation et dirige le regard du spectateur. »
Point d’orgue de cette exposition, Jan Fabre offre une installation exceptionnelle sur la Cour extérieure : cinq Pietàs, sculptures monumentales en marbre blanc de Carrare réalisées à l’origine pour l’église Santa Maria della Misericordia pendant la Biennale de Venise en 2011, mises en espace sur un sol doré.
« Le musée est un lieu spirituel. Ce sont des lieux où l’on espère échapper à la pression économique et politique, ce sont des lieux souverains ». L’agencement de l’ensemble de ces cinq oeuvres, chacune dressée sur un bloc de marbre brut, invite les visiteurs à une ascension quasi spirituelle le long des quatre premières sculptures pour aboutir à Merciful Dream (Pietà V) (2011), une pièce extrêmement poignante inspirée de la célèbre Pietà de Michel-Ange. Jan Fabre y substitue sa propre représentation à celle du Christ, étendu mort sur les genoux de la Sainte Vierge, dont le visage est remplacé par une tête de mort. De la main droite de l’artiste tombe un cerveau. « Pour moi il s’agit d’un triptyque : la science, la religion et l’art. ». Le savoir-faire et les prouesses techniques des artisans marbriers de Carrare, avec lesquels Jan Fabre collabore, confèrent au marbre, matériau froid par excellence, une tactilité soyeuse.
Ce qui touche dans le travail de Jan Fabre, c’est la puissance alliée à la fantaisie, la métaphore et la poésie, le goût des formes animales et végétales. Jan Fabre prend également le corps comme un matériau de recherche et n’a de cesse d’en repousser les limites.
Jan Fabre, le « guerrier de la beauté »
« L’art tel que je le perçois est un moyen de défense de la vulnérabilité de notre état d’humain, de défense de la vulnérabilité de la beauté. »
Selon Jan Fabre, l’art ne consisterait pas en une simple quête spirituelle, mais serait également investi d’une puissante dimension corporelle. Fantastique et dérangeant, son oeuvre entremêle des éléments physiques de tout ordre et aborde des thématiques aussi diverses que la condition humaine, les instincts primaires, le monde des rêves ou encore les relations parfois complexes existant entre l’humain et le monde animal. L’oxymore du « guerrier de la beauté », qu’il revendique à plusieurs titres, demeure la manière la plus appropriée d’évoquer son travail. Il révèle un art de l’affrontement, souligne la finalité d’une quête idéaliste et met en lumière la dualité d’un Janus exhibant les contraires pour mieux les transcender : passé/avenir, vie/mort, rêve/cauchemar, discipline/chaos, corps physique/corps spirituel, réalité/fiction, immobilité/métamorphose, disparition/apparition sont autant de facettes inhérentes à l’oeuvre de Jan Fabre. Celui-ci agit comme un expérimentateur dont le laboratoire – celui des arts et des corps – prend en compte les symboles, les métaphores, les mythes de l’humanité.
Avec ses « Gisants » (2011-2012) en marbre virginaux, Jan Fabre revisite le registre des vanités, chères à ses aînés de l’école baroque Flamande. Il rend ici hommage à la neuroanatomiste américaine Elizabeth C. Crosby et au zoologiste et éthologue Konrad Z. Lorenz, deux scientifiques dont l’image a été superposée à celle de ses parents, Edmond Fabre et Helena Troubleyn, décédés il y a quelques années. « Ils ne possédaient pas beaucoup d’argent mais ils avaient une grande imagination ». Jan Fabre confie que ses parents sont à l’origine de sa vocation : son père l’emmenait dessiner au jardin botanique et lui faisait découvrir les standards du jazz, sa mère l’initiait à Piaf, Gréco, Brel, Brassens et lui traduisait Vian et Baudelaire.
Dans Merciful Dream (Pietà V) (2011), interprétation de la Pietà de Michel-Ange, Jan Fabre se grime lui-même en Christ : « Oui, mais dans la tradition du personnage médiéval d’Elckerlijc, qui a donné en allemand le Jedermann de Hugo von Hofmannsthal, je suis « Monsieur tout le monde ». C’est mon portrait mais c’est aussi celui de tout le monde. Faire un autoportrait c’est comme décoller un masque sous lequel vous êtes à chaque fois différent.
Quand vous vous regardez dans le miroir aujourd’hui, vous êtes un autre que la semaine passée. L’autoportrait est aussi une tradition de la peinture. Rubens, Van Eyck ont fait beaucoup d’autoportraits. Vous travaillez avec ce que vous avez toujours à disposition. Et vous observez votre peau, vos cheveux, vous considérez votre propre métamorphose. »
« L’image du Christ est, à mes yeux, la plus sexy de toute la peinture occidentale. Le Christ en croix est physique, mais surtout très spirituel. Cela a beaucoup inspiré mes travaux : mes anges, mes moines sont des corps spirituels avec des squelettes extérieurs. Au cours de l’histoire, le corps physique a beaucoup été exploré mais le corps spirituel pas assez ». Le travail de Jan Fabre gravite depuis toujours autour du corps, envisagé sous tous les angles. Les deux Gisants (2011-2012) de Jan Fabre s’inscrivent, au même titre que les Pietàs, dans l’histoire de l’art occidental qui en a multiplié les exemples.
L’univers « fabrien » est marqué par des figures emblématiques comme le chevalier, l’ange, le scarabée ou le hibou. La découverte de l’entomologiste Jean-Henri Fabre est à l’origine de sa passion pour le monde microscopique. Le scarabée sacré, auquel il s’identifie depuis la fin des années 1970, deviendra son insecte fétiche, inlassablement décliné et mis en scène dans ses séries de dessins et ses sculptures. En humaniste, il place l’étude du corps matériel et spirituel au coeur de sa démarche artistique, n’hésitant pas à repousser ses propres limites dans ses performances et ses films.
Jan Fabre, l’homme de la consilience
Depuis toujours, Jan Fabre aime traverser les frontières des arts et des sciences, jeter des ponts entre les disciplines. Son théâtre, ses sculptures, ses dessins, ses films ne mélangent pas les genres, mais la juxtaposition de ces pratiques est pour lui cette « consilience », qui permet que chaque art puisse entrer en résonance avec l’autre. En s’appropriant ce terme, emprunté à Edward Osborne Wilson et ses travaux sur la biodiversité notamment sa théorie de la complémentarité des savoirs, Jan Fabre se positionne comme un « artiste de la consilience » et non comme un artiste hybride ou multimédia.
Dans ces dialogues entre disciplines, l’artiste visualise les découvertes de la neurobiologie à travers ses oeuvres. Jan Fabre a notamment réalisé un film avec Giacomo Rizzolatti. L’artiste s’amuse une nouvelle fois à mêler l’art et la science, la réflexion profonde et un jeu de rôle déroutant. Jan Fabre est ici face au neurobiologiste italien, dont les recherches ont notamment abouti à la découverte des neurones miroirs expliquant le fonctionnement de l’empathie. Les deux hommes, vêtus de la même manière, discutent passionnément et s’amusent en illustrant et en expliquant les notions d’empathie, d’imitation et d’intelligence. « Mon dialogue avec Rizzolatti a, bien sûr, une part d’ironie. Nous pratiquons « la singerie ». J’aime la consilience entre art et science. L’art et la science ont ceci de commun que ce sont tous deux des sauts dans l’inconnu », précise Jan Fabre.
Jan Fabre : « le cerveau est la partie la plus sexy du corps humain »
Dans cette exposition, Jan Fabre fait partager au public sa fascination pour l’objet cerveau dont on oublie trop souvent qu’il est fait de chair, de veines, de molécules, avec une forme sensuelle et des courbes labyrinthiques. Il propose notamment les Sacrum Cerebrum (2015-2016), une série de cerveaux sculptés avec une finesse extrême dans le marbre le plus blanc, à l’échelle, par des artisans de Carrare que l’artiste guide pas à pas. Chacun est présenté dans une mise en scène particulière où apparaissent ici des roses, là des flèches, là encore des ailes et une dague. Les dessins préparatoires de ces sculptures sont également présentés dans l’exposition.
À Carrare, il les apporte pour expliquer ce qu’il souhaite aux artisans. Quelquefois, il y ajoute des textes en anglais. Ces dessins lui permettent de tester et d’expliquer sa démarche.
Jan Fabre présente également dans ce parcours des cerveaux associés à des insectes (papillons, araignées, abeilles, scarabées…), des animaux (poissons, tortues, coraux…), des végétaux (fleurs, arbres, fruits…) ou des objets du quotidien (souvent contondants). Les oeuvres rassemblées sous le titre Hommage à Jacques Cousteau (2016) sont ornées de différentes espèces de poissons. Différents insectes accomplissent des « actions sur l’esprit », posés sur les cerveaux de marbre comme autant de symboles de résurrection, rappelant certaines sculptures funéraires antiques. Certains concepts oscillent entre l’ironie et le mystère, entre la performance et la vie au-delà d’elle-même, quelques tentatives pour sélectionner ou assimiler la mémoire avec fourchette et couteau (Couper la mémoire / 2014). Un papillon, qui apparaît habituellement sur les monuments funéraires romains, est appelé ici à s’envoler avec l’âme d’un primate né en captivité (La substance et l’âme du cerveau de singe du laboratoire / 2014). On retrouve les insectes avec leur charge symbolique et la diversité de leur apparence, l’homme dans sa substance biologique et spirituelle, l’art classique et son réalisme blanc et lisse, l’ironie de toutes ces parties.