Artiste polyvalent, Pedro Cabrita Reis travaille à partir de matériaux bruts qu’il magnifie à travers ses oeuvres.
Ses installations sont comme des peintures dans lesquelles les éléments sortiraient de la toile. Les matériaux qu’il utilise sont des supports de création, comme un peintre utiliserait une toile. Il nous invite dès lors à regarder autrement les objets du quotidien.
Pedro Cabrita Reis parle également d’architecture, moins en référence au bâti, qu’à la philosophie, prégnante dans son oeuvre, et à l’expérience du corps qu’il souhaite faire émerger. Sont travail, intime, subjectif, et poétique, soulève la question du lieu et de l’acte d’habiter.
Ses créations sont liées aux espaces qu’elles occupent. Elles les transforment, dialoguent avec eux.
Ainsi, l’exposition « Les lieux fragmentés » proposée à l’Hôtel des Arts du 31 janvier au 19 avril 2015, sous le commissariat de Jean-François Chougnet, témoigne, à travers les oeuvres présentées et notamment une réalisation in situ spécifiquement conçue pour le centre d’art, de la volonté de Pedro Cabrita Reis de donner vie à l’espace. Une véritable invitation à la réflexion et au recueillement.
Extraits du catalogue de l’exposition « Les lieux fragmentés »
Extraits du texte de Jean-François Chougnet, commissaire de l’exposition
« Cabrita par Cabrita »
Picasso n’a jamais écrit de textes théoriques et n’a jamais expliqué son oeuvre, « Les autres parlent, moi, je travaille », disait-il, laissant le jugement au public et aux critiques.i
Pedro Cabrita Reis semble avoir fait sienne cette devise. Pour ne pas se voir enfermer dans un seul registre, Pedro Cabrita Reis dit parfois une chose et son contraire, s’amusant à laisser la place aux interprétations les plus diverses. Passant souvent du coq à l’âne - « mais qui se suivent » disait Picasso, il s’exprime en décalant les points de vue. Il livre, sans jamais expliciter, sur un ton imagé, dans un halo de fumée de cigare, des fragments de sa personnalité, de son approche sur l’art, de son rapport au politique. Personnalité singulière, Pedro semble appliquer à lui-même sa conception de la création. Toujours élégant mais sans ostentation, il dégage de lui une aura d’assurance sereine, que ce soit dans l’atelier ou dans sa vie publique. Le verbe fort et le regard doux, il émane de lui une sorte de force tranquille invulnérable que l’on retrouve dans son travail.
Tant pis si les propos peuvent paraître décousus : « Je préfère la lucidité d’une apparente incohérence. (…) Au final, on ne connait pas une oeuvre, elle se révèle. »ii L’artiste n’aime guère expliquer, commenter, analyser. Peu importe ce que l’on croit déceler dans ces matériaux triturés ou lissés. Le spectateur est libre de faire sienne son émotion ou son interprétation.
Dans une conversation avec l’artiste et commissaire Jorge Molder, à l’occasion d’une exposition réalisée à la fondation Gulbenkian à Lisbonne en 2007, il indiquait : « Je me place toujours sur une position que les autres considèrent peut-être excessivement individualiste pour l’époque, si on la compare avec la majorité des bonnes consciences pratiquantes. (…) »
L’Espanto, concept philosophique.
« J’appartiens à une famille de pensée qui considère que la création artistique en soi est une lecture politique du monde. Et pour cela, je n’ai pas à supporter les vicissitudes, les anecdotes et les ridicules d’un art qui, pratiqué par d’autres courants, suppose d’être actif, belligérant et participatif, recourant à des formes et moyens d’expression d’une infantilité et d’une superficialité consternantes sous le diaphane prétexte de participer ainsi à la lutte politique. Je pense que l’unique forme d’être pleinement politique est d’être pleinement silencieux, créatif et attentif à tout ce qui nous entoure. »iii L’artiste revendique une sorte de « rebel attitude » : la force de l’art n’est en aucun cas de se glisser dans la pensée ambiante, afin de répondre à ce que le public est supposé attendre. Pedro Cabrita Reis poursuit ses recherches formelles loin du tumulte du monde de l’art dans lequel il ne souhaite pas trouver sa place si c’est au risque d’y perdre ses propres perceptions du sens. « De fait, la chose qui est vraiment importante et qui est à la base de tout travail intellectuel est l’étonnement (espanto). L’étonnement est un concept philosophique grec qui représente la capacité de maintenir la curiosité en état permanent d’ébullition. »iv Cet étonnement, Cabrita Reis le trouve en affûtant son regard à la recherche de l’inédit, de l’étrangeté, en se laissant porter. Une promenade, une visite inopinée, une discussion, une lecture engagent l’artiste dans des voies inexplorées, lui ouvrent de nouveaux champs de réflexion. […]
La maison, cet univers.
La maison apparaît souvent dans les titres des oeuvres de Pedro Cabrita Reis : « La maison est la conception d’un modèle de l’univers qui peut être mesuré. »viii. Cette attention qui la rend très présente dans les oeuvres de Cabrita Reis a amené nombre de commentateurs à le classer parmi les artistes contemporains créateurs d’oeuvres en lien avec l’architecture.
« La construction a à voir avec le lieu que les hommes ont créé à l’intérieur et en opposition à la nature, à laquelle ils appartiennent inévitablement mais avec laquelle ils ne communiquent pas inévitablement »ix. La construction de la maison devient une sorte de symbole, une « pulsion » tectonique qui impose la pensée humaine à l’espace. « Tu réussis une maison. Et cette maison est l’univers. » La maison, c’est aussi le symbole de l’intime dans l’universel. C’est l’image d’un lieu protecteur, réconfortant et rassurant, d’un espace personnel en phase avec l’urbanité qui l’entoure ou la région dans laquelle elle est implantée. La maison dévoile le rapport aux autres. Ouverte et accueillante, elle engage au partage d’un repas, d’une idée, d’une philosophie de la vie. La maison, c’est un lieu de vie, un accomplissement. Pedro Cabrita Reis va bien au-delà du concept d’architecture, trop réducteur pour ce qui le concerne.
De même qu’il récuse de se retrouver classifié comme artiste-architecte, Cabrita Reis répète souvent son attachement au réel, se démarque de l’étiquette d’artiste in situ qu’on lui attribue souvent. S’il est un mot qu’il récuse obstinément c’est celui d’installation, qui n’est, dit-il « rien que de la décoration d’intérieur. » Cela passe par un certain respect des matériaux eux-mêmes : « ll y a une objectivité propre à l’identité intransigeante d’un matériau. » L’installation in situ ne permet pas toujours ce lien intime, presque sensuel que l’artiste entretient avec le matériau. Cabrita Reis a besoin « d’habiter » ce qu’il touche avant de transformer en oeuvre un ensemble d’éléments bruts. Cette relation indicible et subtile, c’est davantage dans son atelier qu’il la ressent. Il ne s’empêche jamais, cependant, de refaçonner son travail lorsque l’oeuvre n’épouse pas l’esprit du lieu qui l’accueille. Il démonte, casse, restructure à l’envie ce qu’il avait patiemment construit. Mais c’est aussi cette liberté de ton qui lui permet de « s’installer » durablement quelque part.
La poétique des choses normales.
Nombre de pièces sont fabriquées avec des objets « trouvés ». L’artiste possède des milliers de photos, des tas de planches, de briques, de métal, ce qu’il appelle « la poétique permanente et vibrante des choses normales. » Ces choses normales qu’il qualifie d’« héroïques et de « glorieuses ». « Peut-être parce que je ai grandi dans une sorte de refus des Beaux-arts, c’est toujours la vie réelle qui est mon principal fournisseur de matériaux. Je ne suis pas grand client des magasins de Beaux-arts... Quand j’ai besoin de peinture, ce sera plutôt Robbialac que le magasin de Beaux-arts. » Il récuse toute référence à l’histoire des objets récupérés dans l’art du Readymade, à Dada ou aux nouveaux réalistes. « Je n’ai jamais pensé à cela. Je choisis mes matériaux parce qu’ils ont un certain degré de réalité, une dureté qui n’a rien à voir avec le réalisme, mais beaucoup à voir avec l’attitude, avec la forme, avec le sentiment. Je sélectionne ces matériaux en fonction de la température qu’ils ont pour moi, selon les humeurs qu’ils transmettent. Ou selon une certaine éthique ou de la morale, selon leur politique. Pour moi, dans un sens politique, le plastique est très conservateur. Il est de droite. Je ne sais pas pourquoi. Le verre est évidemment un matériau très froid, mais quand je le recolle et le rapièce, recollé, il devient très chaud. »x
« Mon travail, au fil des années, a enregistré la présence constante de la lumière. Particulièrement la lumière fluorescente qui pour moi ne fonctionne pas comme éclairage mais comme matière, comme une brique ou une barre de fer. »xi Les expositions de Cabrita Reis sont peuplées de « la mélancolie sordide du néon », lumière internationale s’il en est, dont le blanc froid se partage l’éclairage des lieux de travail, de stockage, et d’art contemporain… Cabrita Reis y voit lui, avant tout, une lumière parfaite car elle est aussi une ligne,xii permettant de dessiner sur de grandes surfaces. Le néon n’est pas utilisé dans la logique de l’art des années 1970 mais comme l’on utiliserait un crayon ou un pastel gras. Il souligne les aplats de couleur orangée qui sont l’une des marques de fabriques de l’artiste.
Le mystère de l’interprétation.
« Pour moi, une oeuvre d’art est une réalité produit qui se concentre sur l’expérience de la réalité comme un aperçu. Quiconque envisage une oeuvre d’art va sentir une nouvelle volonté de s’ouvrir à la réalité. Et une fois que vous avez embrassé la réalité étrangère d’une oeuvre d’art, vous pouvez en conséquence aussi embrasser la réalité comme quelque chose d’étranger. (…) Une oeuvre d’art propose une orientation pour expérimenter la réalité comme un véritable nouveau terrain. »xiii
Pedro Cabrita Reis parle peu du processus de fabrication des oeuvres elles-mêmes. Dans un entretien avec Domus à l’occasion de l’exposition du Palazzo Falier à Venise en 2013, il est questionné sur sa méthode.xiv
Il souligne qu’il a recours à une maquette pour affiner les points de vue, ainsi que rien n’est fait de matière définitive et compare la création de l’oeuvre à une partie de chasse : il n’est pas besoin de beaucoup de matériel mais d’agilité… On n’en saura jamais plus et cela fait partie de la méthode. […]
Une oeuvre dans un lieu peut avoir une signification autre si elle est présentée ailleurs : il faudra alors l’adapter, la modifier, la faire « parler » autrement. Ce qu’elle est devenue, cette autre chose non préméditée montre l’immense sensibilité de l’artiste, lui permettant de percevoir l’invisible, l’impalpable, l’imaginaire collectif, son but ultime. […].
Cabrita parle soulent de la Mélancolie : « Ayant perdu l’assurance confortable de faire partie de la nature, nous sommes seulement laissé avec la perception de soi. Et cette connaissance implique le dessin d’un territoire, dirai-je un exercice d’architecture. »xv […]. Pedro Cabrita Reis surprend car il symbolise à la fois l’urbanité et la violence du monde et ce lien sincère et durable, tissé avec l’environnement, les gens, la vie. Sa mélancolie est le fruit de ce mélange antinomique. Il allie la force de la modernité et la fragilité de ses structures. Il mêle lisse et rugueux, le délicat et le rustique.
Moi et les autres.
« Le recours permanent à l’autoportrait aboutit à faire partie du processus d’interprétation du monde à ma dimension, le rendant égal à moi. »xvi Il y a l’inébranlable certitude du droit chemin qui se dégage de l’artiste, mais aussi sa soif de comprendre l’universalité. L’autoportrait, c’est le moi au milieu des autres, au milieu de ses propres oeuvres et dans son environnement. Un besoin d’exister, de s’affirmer, de continuer. Un acte de résistance par rapport à la rationalisation du monde qui l’entoure. L’autoportrait c’est aussi le don de l’artiste à la culture commune, au passé et à l’histoire. Le journaliste lui demande alors « Tem o complexo de Deus ? » (avez-vous le complexe de Dieu ?) Et il répond : « non, j’ai des ambitions supérieures à cela. »