Artistes
Fayçal Baghriche | Claire Dantzer | Zack Dougherty | Laurent Fiévet |
Pascal Grandmaison | Jean-Gabriel Périot
Que font toutes ces images qui prennent le temps à rebrousse-poil, mur démoli qui se redresse, ou plongeurs s’élevant dans les airs jusqu’à leurs plongeoirs ?
Le temps sorti hors de ses gonds se moque tout à coup de la différence entre l’endroit et l’envers.
Le temps inverse est ici lui-même sa propre cause. Il ne faut pas en parler, il faut voir et rester dans le voir, là où la perception est devenue incessant mélange, puissance indéfinissable, évanouissement de l’ordre du temps et du langage.
Si là explose souvent un contre-temps prodigieux (orphisme, lutte contre la mort et l’ordre, retour dans le passé, rajeunissement…), notre attention se porte ici sur les images qui brillent par une ab-sens de sens. C’est un dur mystère auquel on se confronte. Comme le remarquait Anne Souriau : « un film passé à l’envers donne l’impression d’une action étrange, nouvelle, mais successive, et pas du tout l’impression d’une série de renseignements rétrospectifs. » (1))
D’innombrables contre-mouvements inédits et absurdes, précis et obscurs grondent sous nos yeux avec leur évidence opaque, leur énigme, leur fantaisie, leur irrégularité nécessaire.
Dans les images sans cause, les inversions temporelles sont sans justification, sans alibi, sans significations. Nous pouvons allons dériver, errer, suivre l’invention sinueuse d’autres temporalités, sans binarité.
P.-E. Odin
(1) Anne Souriau, « Succession et simultanéité dans le film », Etienne Souriau, dir., L’Univers filmique, Flammarion, 1953, p. 70
FAYÇAL BAGHRICHE
Vit et travaille à Paris
http://faycalbaghriche.com/fr/
Fayçal Baghriche, dans Le Sens de la marche, reste tout près de la rumeur familière de la ville. Appuyé sur une colonne, immobile, il est spectateur de cette inversion du monde dans le temps et ne se laisse pas emporter par le flux du dehors, des passants.
Sa position en fait un voyant. Et voilà qu’il s’avance très doucement, seul à marcher à l’endroit au milieu des autres, au milieu du monde inversé des personnes qui le frôlent. Cette marche ne laisse rien attendre d’autre, elle laisse se déposer en nous ce tranquille regard qui affirme sa distance, sa séparation des autres.
Il y a une dissymétrie, un écart entre la vitesse familière des passants, et l’immobilité ou la lenteur de Fayçal. Il en irait alors du mouvement inverse des passants comme d’un dehors saisi à la loupe grotesque de son observation par un point de vue qui serait du dedans.
Longtemps les peintres ont placé dans leurs tableaux des cadres retournés montrant l’envers de la toile, de la peinture. L’inversion temporelle pourrait alors être un contre-pied à la frontalité, une voie pour suggérer la face cachée des choses. Fayçal est le seul à nous faire face pendant toute cette vidéo, il retient quelque chose de lui-même dans son dos. Son envers lui donne une consistance psychologique, alors que les passants ne sont plus que les marionnettes d’un monde dénué de sens. Il oppose une résistance individuelle à la gesticulation commune, sa présence lente met à l’épreuve le réel, il soulève dans sa tenue la question d’une comparution à laquelle l’humanité répond dans son inanité banale. D’une certaine façon, en opèrant une action minimale comme, ailleurs, la peinture de Djamel Tatah, Fayçal Baghriche emploie « le reste de son énergie à laisser les autres s’éloigner.
»(1)
(1) Christophe Bident avec Djamel Tatah, « On ne marche pas sur un corps », cat. Djamel Tatah, Actes Sud et Paris Musées, 2004, p. 81.
CLAIRE DANTZER
Vit et travaille à Marseille
http://documentsdartistes.org/artis...
Dans On ne parle pas la bouche pleine Claire Dantzer mange à l’envers une langue de porc : faut-il que l’image comestible nous mette en travers de la gorge un sens inavalable ? C’est l’ambiguïté excrémentielle de la langue de porc noire qui sort de sa bouche qui en fait l’étrangeté dégoûtante, en une régression orale-anale à laquelle on répugne, parce que tout son visage est devenu grimace, vomissement d’un corps solide, détaillé comme au ralenti.
Qu’est-ce qui nous pousse dans ce mouvement à contre-courant, alors que Hans Bellmer voit dans l’extraversion, c’est-à-dire le vomissement, l’horreur d’une contrariété inconcevable ? « De l’échelle des inversions auxquelles on a vu se livrer l’imagination corporelle, l’extraversion est certainement la péripétie. Jamais geste plus inconcevable ne germera dans l’obscurité interanatomique ; il n’y a pas de vomissement, pas de révolte plus violente que le corps puisse formuler dans son langage propre, contre l’ordre de sa nature dont il est l’insoumis. » (1)
D’une certaine façon, toutes les inversions temporelles tendent vers l’inimaginable strip-tease de l’Essence, qui restera toujours inconnue, l’ultime dedans au-delà de toutes les oppositions entre le dedans et le dehors, pour notre entière impudeur.
(1) Hans Bellmer, Petite anatomie de l’image, Éditions allia, 2005, p. 38.
ZACK DOUGHERTY
Vit et travaille à Marseille
http://hateplow.tumblr.com/ ([email protected])
Zack Dougherty, réalise des gifs, c’est-à-dire des animations très courtes qui sont diffusées sur ordinateur (internet, mails, etc.).
On retrouve dans la technique du gif quelque chose du phénakisticope, avec des actions en boucle qui se font et se défont, éternellement.
Il y a un effet de forme en delta par la symétrie et ce qui colle ainsi à une action son envers. Dans l’interstice ainsi mis en jeu, le temps est suspendu, réduit à la vanité d’un geste sans envergure en apparence. Mais de ces limites (le gif n’est jamais
d’une durée très longue, c’est un principe à la fois technique et esthétique), Zack tire parti pour aller au plus vite vers une proposition visuelle percutante, qui touche en son creux secret et métaphysique l’ontologie de l’image : l’endroit où elle vacille, respire,
montre son inanité dans un geste perpétuel où elle dissimule qu’elle dissimule.
D’où cette boule noire fond-elle pour se reformer, suspendue dans le vide d’un hall d’ascenseurs ? Quelle est cette statue mexicaine qui nous regarde depuis le même point de vue que nos pieds, le sol ? En quoi cette cariatide est-elle un métronome, un
balancier d’horloge, dans un mouvement de va-et-vient incessant ?
Ces images sont pour la plupart des photographies au milieu desquelles s’est insérée une animation. C’est parce qu’elles restent proches de l’instant fugace et de l’immobilisation de la signification qu’elles sont sans durée, sans endroit et sans envers, ouverte à une dispersion du dehors et un vide de signification.
LAURENT FIÉVET
Vit et travaille à Paris
http://www.laurentfievet.com/fr/
L’oeuvre de Laurent Fiévet est un travail de recyclage, de reprises de séquences de films classiques. Par des plis et des replis insérés dans une séquence de façon intrusive et audacieuse, il refait un autre film avec le film, dotant les images d’une autre substance qui s’élabore en se superposant à l’original. Les pointes de l’instant sont d’autant plus vives que ce travail trouve sa raison suffisante, et sa cause première, dans l’éloge d’une grâce, d’un sentiment nostalgique, d’une pure émotion esthétique, et dans une hystérisation érotique (et idéologique) des signes ainsi démontés et remontés.
Les vrilles en allers-retours sont une caractéristique des plus beaux moments du travail de Laurent Fiévet. En cela, il hérite de la méthode de Martin Arnold. Mais au lieu de dégager une puissance hypnotique, un mur du temps, il introduit souvent une
relation souple entre les plis d’images. C’est bien parce qu’il créée cette illusion d’unité, de plan original, que cette perception seconde des images émerge, avec ce sentiment qui se superpose au film d’une tension, d’une légèreté trompeuse et pernicieuse. Dans Whirlloop (2009), Gene Tierney écrit une lettre d’amour : elle soupire, puis sa main se prépare à écrire, s’interrompt, s’élance à nouveau comme un oiseau dans l’air — écriture, doute, désécriture, reprise, etc. Laurent Fiévet s’est glissé dans un soupir pour rallonger, avec excès, toutes les hésitations et les rétractations qui retardent ou défont la déclaration d’amour qu’elle tente de faire, de refaire, de défaire : « My darling, Just a few words to tell you how deeply and how desesperately I love you… » (« chéri, juste quelques mots pour te dire combienje t’aime profondément et désespérément »…). Fiévet accentue et exacerbe la
frénésie du silence jusqu’au point où se détache le leurre du désir, sa solitude, sa fiction. Aléas, empêchements, suspension du temps. Mouvement tragico-comique (d’une démarche typiquement queer) de tout ce qui vient parasiter l’écoulement naturel et libre du désir.
PASCAL GRANDMAISON
Vit et travaille à Montreal
http://www.pascalgrandmaison.com/
Dans les vidéos de Pascal Grandmaison, La main du rêve, Nostalgie #1, le cadrage sépare les actions visibles de leurs cause motrice : quelle main invisible a trainé ce roc, lancé des pierres dans l’eau, remué la mousse et briser des bois dans la forêt ? L’absence de cause visible nous laisse spectateur de mouvements non justifiés, automatiques, quasi magiques. Au début de la vidéo, une pierre surgit de l’eau sans raison, et sans destination : le hors-champ est absolu, vide de toute référence humaine ou cosmique.
La main des rêves est donc celle à laquelle se réfèrent des mouvements contre-nature. Le grand automatisme de la nature explose alors lentement dans des images de forêt, avec des arbres qui se reforment, des branches mortes et moisies dont les fibres déchirées se rejoignent, des poussières ou des feuilles mortes montant du sol vers le ciel : moment de lévitation d’une myriade de particules scintillantes, neige magique de l’Envers qui ne tombe pas mais vole, s’élève.
Les branches cassées se ressoudent. N’est-ce pas le retour d’un ordre organique, biologique, impénétrable et onirique ?
Quelque chose d’inconnu remue l’humus des forêts, tourbe, mousses et aiguilles de résineux, et l’imaginaire cristallise cette idéalisation qui fait passer du deux au Un, par un mystérieux mouvement de synthèse. L’artifice ne se cache pas ; le faux s’exhibe. Toute l’authenticité de la nature est passée dans l’Envers, si bien qu’il se trouve crédité d’une solennité, d’une ritualité ancestrale.
Que sont ces mouvements primitifs ou premiers, qui nous fascinent parce qu’ils ne désignent pas tant un retour vers une origine qu’ils ne la recouvrent dans les grains de l’instant, ainsi verrouillés aux charnières du temps et de la matière ? Ils sont un
ordre de jointure nouvelle entre le singulier et l’universel, entre la chose et l’idée inversée qui imprègne l’image dans sa trame.
JEAN-GABRIEL PÉRIOT
Vit et travaille à Paris
http://www.jgperiot.net/
La fresque Undo de Jean-Gabriel Périot est un portrait de l’histoire de l’humanité entière, par la lecture à rebours d’archives, d’actualités, d’extraits de films documentaires ou fictionnels. La régression du temps (de la fin du monde au bing bang initial, en passant par de grands événements historiques comme l’attaque des twins towers) se double d’une régression technologique où l’on passe d’images récentes en vidéo couleur, à des images plus anciennes, plus détériorées, en pellicule cinéma, couleur, puis
noir et blanc. L’inversion temporelle est alors le grain de sable qui démonte les clichés, qui subvertit chacun de ces moments de l’histoire de l’humanité pour les soustraire à notre fascination. Undo participe de l’humanisme progressiste, celui qui « doit toujours penser à inverser les termes de cette très vieille imposture, à décaper sans cesse la nature, ses “lois” et ses “limites“ pour y découvrir l’Histoire et poser enfin la Nature comme elle-même historique. » (1) Un monde esthétisé, déshumanisé, dépolitisé, voire postpolitique, semble se déployer sous nos yeux, mais l’inversion temporelle en fait l’image de la décroissance comme contre-proposition à la surenchère consumériste capitaliste.
L’imaginaire de cette immense régression critique de l’histoire domine, en aliénant la perception. C’est un geste simple et fort. Psychanalytiquement, il a aussi une vertu : il touche ce fantasme qui consiste à voir ce qu’il y avait avant nous, l’origine de l’humanité ; et derrière ce fantasme, il y a le désir de voir la copulation parentale dont nous sommes issus.
(1) Roland Barthes, « La grande famille des hommes », Mythologies, Seuil, 1957.