Texte de Cécile Mainardi, au sujet du travail de Gilles Miquelis :
« A desert road from vegas to nowhere
Some place better than where you’ve been
(…)
And I can feel a change is coming
coming closer, sweet release »
(…)
Lyrics of a song of a film.
BEYOND BEYOND THE VALLEY OF THE DOLLS
Entre nulle part et le désert du nouveau Mexique ou du Nevada d’un road-movie, il ne se passe rien, ou pas grand chose, et ce peu de chose a toujours lieu de la même manière : des femmes nues se font bronzer, entre deux moments de vie, presque à la dérobée, dans l’espace privé d’une arrière-cour délabrée, avec pour seule compagnie leur chien qui se prête volontiers au rituel. Garant de leur intimité autant que de l’isolement probable dans lequel elles se trouvent, l’animal vient par sa présence et l’énigme du rébus éthologique qu’il pose dans et à l’image discréditer l’hypothèse de tout voyeurisme louche. Nous sommes beyond Beyond the valley of the dools.
Des chiens, les mêmes qu’on voit attachés à l’entrée de supermarchés, qu’on voit sans voir, mais dont on reconnaît ici l’intemporel rictus du halètement, comme une image qu’on porterait en nous, et que Gilles Miquelis extrait directement de nous-corps-porteur-d’images-on-ne-savait-pas-à-quel-point-elles-pouvaient-si-nettement-ressurgir.
Des baigneuses sans plage, ni piscine, des baigneuses « à sec »,
américainement casquettées, clope au bec, barrette ou chouchou dans les cheveux, magazines féminins sous le coude, exposant leur image nue de « bronzeuzes », huilées, encrêmées, suantes et suées, au soleil autant qu’à la touche rapide, virtuose, et toujours vertueuse du peintre. Car la touche reste ici vertueuse et sans obscénité,et ces créatures canines (malinois au reste, plus que caniches), loin de suggérer tout dérapage zoophile, s’érigent plutôt en gardiens du temple sans doute déjà dévoyé (qu’importe à l’artiste !) de la libido de leurs maîtresses…
qui les fait fondre en sueur et en coulure peinture ?
Qui de ces chiens ou de ces femmes est le sujet principal de ces scènes croquées sur le vif, et tient le devant d’une scène aussi, immanquablement, cinématographique (on pense aux films « nudies » des années soixante, à ceux d’un Russ Meyer par exemple, et à ses pin-up en bikini dans l’aridité californienne). Sûrement se le partagent-ils à parts égales, le mutisme de ces sylphides n’ayant d’égal que celui de leurs chiens, le bruit de halètement qui gagne l’air ambiant de la scène, la chaleur vacante de ces non-lieux que celui d’un rauque son de radio… s’il est vrai qu’ici, la parole est mise en suspens, reléguée à l’appel soudain qu’elles feraient de leur nom ou à la résonance poussiéreuse de leur aboiement.
apesanteur de la mort seins luisants
Un mixte ludique et acidulé donc entre des clichés de presse people au zoom, (une Stéphanie de Monaco à Ibiza), et des photogrammes tout droit extraits des films de « sexploitation » des sixties -qui véhiculent l’exhibition de situations sexuelles non explicites et/ou de nudité gratuite et autres court-métrage de nudistes amateurs ou semi-amateurs, films sexy d’avant la légalisation de film x ; sauf qu’en l’occurrence, on est ici post-légalisation, et que du coup, ces images tournent d’un cran d’ambiguïté historique leur visibilité.
halte éphémère dans le chaud
Entre bande dessinée (il y a Reiser dans le coup de crayon) et peinture d’un réalisme express, cette série peinte de Miquelis porte la peinture jusqu’à ce point où elle s’exsude/où elle s’oxyde presque, virant au jaune rouillé : s’exsude en pellicule de nudité, en pellicule de sueur, en pellicule de produit bronzant, en pellicule de mélange de sueur et de produit bronzant, en pellicule de peinture (ces huiles qui sont peintes sur papier calque s’offrent donc aussi comme pure pellicule) : des peintures de peau, des peaux de peinture (on voit d’ailleurs la peinture « exsuder » en certains points d’aplat sur la surface du calque, et perler comme des gouttes de sueurs à la surface d’une peau) : des peaux peintes et des dépôts, des dépôtoires.
Car le cadre de ces saynètes, avec ses bidons, son désordre et ses vieilles carrosseries, n’est pas sans évoquer l’arrière-cour de station d’essence ou de motel routier minable -on y a jeté des objets, peut-être déversé les matières encore fraîches provenant des vidanges-
odeurs zoomées d’essence et de kerozen
En ce sens, Miquelis vidange-t-il peut-être la peinture (mot que j’emploie non sans évidente connotation sexuelle, mais c’est plutôt que toute la série, me semble-t-il, vise à métaphoriser la peinture elle-même, et lui ménage du même coup sa secrète pudeur).
Il la vide de son contenu, tel un réservoir, un radiateur, pour la nettoyer, la rendre à nouveau utilisable.
Ainsi, des bouts entiers de fond ne sont pas peints, qui mettent en acte l’évidement de la peinture -le calque permettrait d’en visualiser les « niveaux » d’écoulement-. La toile se vide de son image et son image aussitôt se recompose, presque irréellement, comme soumise au mirage de chaleur qui en ferait voir une autre plus fraîche, plus fraîchement peinte.
l’image en état de grande exsudation
En lointaine filiation avec le peintre et caricaturiste Goya (je pense aussi aux quelques magnifiques croquis accrochés non loin des grands formats -notamment les parodiques origines du monde !-), cette peinture qui tient au contenu iconographique, à l’ambiance, à la mise en images des fantasmes inconscients, au goût pour l’absurde, pour l’humour noir et le décalage, poursuivrait en fin de compte la destruction de la peinture elle-même et de la société qui a rendu cet art possible. Et dans ces poétiques croquis, le sourire garderait toujours quelque chose de sérieux et de réfléchi.
Cécile Mainardi