L’exposition « Dark Shadows » [« Ombres noires »] réunit des œuvres d’art plastique et de design qui évoquent, par leur forme, leur sujet ou simplement leurs connotations, la notion d’obscurité et ses innombrables interprétations au fil de l’histoire, jusqu’au moment actuel.
Ces images et ces objets rassemblés interrogent l’obscurité comme au- ?delà de la perception humaine. Dans la littérature et dans les médias modernes, les ombres sont des lieux de fantasme qui réveillent aussi nos peurs.
L’ombre sert ici de point de départ pour une multitude de pistes de réflexion grâce à
des œuvres contemporaines qui couvrent tout un éventail d’abstraction et de figuration.
Dans les ombres noires, où il n’y a pas du tout de lumière, par- ?delà notre domaine de perception, on peut se laisser entraîner dans un paysage mental où n’importe quoi pourrait exister. Depuis les polaroïds en noir et blanc de Robert Mapplethorpe extraits de son sulfureux Portfolio X, figurant des membres de la communauté gay sado- ?maso dans les bars glauques de New York au début des années 1970, et sa photographie Untitled (Helen Marden’s Bats) de la même époque, jusqu’aux fusains cartoonesques de Philip Guston portraiturant des suprémacistes blancs du Ku Klux Klan en 1969, en passant par la sculpture molle de Sterling Ruby Vampire 118 (2013) munie de crocs stylisés ou encore la peinture sans titre de Jannis Kounellis représentant une foule dense et sombre de crânes à la Edvard Munch, tous les modèles de ces œuvres ne prennent vie, dans le monde réel ou imaginaire, qu’une fois que le reste s’endort autour d’eux.
« Dark Shadows » passe en revue les types de personnages représentés par les artistes, et ils se situent aux confins du représentable, tapis dans l’ombre.
Tracey Emin utilise les enseignes au néon, couramment associées aux bars, sex shops et hôtels de bord de route, pour dévoiler ses sentiments personnels et ses émotions intimes, brouillant la frontière entre public et privé, comme en témoigne Angel without You.
Vampire 118 de Sterling Ruby, en cuir rembourré de fibres textiles, rappelle par ses matériaux les modèles sado- ?maso photographiés par Mapplethorpe. Les partis pris esthétiques et plastiques renvoient aussi à la figure romanesque du vampire, personnage transgressif ni vivant ni mort : ce n’est pas une peinture ni une sculpture, elle n’est pas figurative ni abstraite, pas inquiétante ni caricaturale. De même, Light Bulb (2000) de Sherry Levine transpose dans l’acier une banale ampoule, devenue par là même inutile et incapable d’émettre la moindre lumière, réduite à désigner une fonction qu’elle ne peut pas remplir. La lumière éphémère et impalpable apparaît figée sous la forme d’une masse dure relativement lourde. L’œuvre murale de Kounellis en acier sur acier, également sombre et mouvante, oscille entre peinture et sculpture, réel et figuré, avec ses surfaces peintes installées au- ?dessus d’un panneau plus grand.
D’autres œuvres traitent le thème des ombres noires dans un registre plus littéral ou plus abstrait.
Les héliogravures sans titre de Danh V ? isolent les mains de célèbres sculptures de Michel- ?Ange. Dans ces gros plans en noir et blanc sur des détails de statues, les ombres deviennent en quelque sorte des outils de sculpture, accentuant et déformant les chefs- ?d’œuvre par le jeu des clairs- ?obscurs et des rapports figure- ?fond. Dans un esprit analogue, les peintures additionnelles en noir et blanc de Jannis Kounellis, les tapisseries brodées d’Alighiero e Boetti, et les dessins de Mark Bradford convertissent des signes et symboles reconnaissables en formes abstraites sur des plans indéterminés par leurs effets de composition et de couleur. Dans Close Your Eyes and See Black (1969) de David Hammons, le dialogue entre noir et blanc au sein de la composition revêt des tonalités intimes et politiques car l’artiste a apposé l’empreinte de son corps sur le papier. Quant à la version en bronze poli du Concetto spaziale, Natura de Lucio Fontana, ses deux formes ovoïdes brillantes laissent l’obscurité s’échapper par des trous ou par une entaille dans une surface dorée extrêmement réfléchissante.
Les œuvres de Günther Förg, Harold Ancart, Theaster Gates et Rudolf Stingel, ainsi que le monochrome en mouches et résine de Damien Hirst, font allusion aux ombres noires de manière plus indirecte, alors que leur caractère abstrait offre un support de projection et d’imagination assez comparable, où le choix des matériaux infléchit la signification de leurs créations respectives selon des modalités diverses.
Une autre œuvre de Damien Hirst, Apparition (2008), réinterprète la rosace gothique en collage de centaines de papillon.
Elle ne laisse passer aucune lumière, ce qui revient, par métaphore, à utiliser le naturel pour refouler le transcendantal. Les interventions architecturales de Cerith Wyn Evans emploient généralement la lumière et les dispositifs associés pour illuminer l’espace au sens propre et au figuré. Cependant, son TIX3 (2016) nous indique la sortie (« exit ») à l’envers, en lettres de néon noires d’où la lumière irradie à grand peine. L’artiste manipule l’ombre et la lumière de manière à nous placer derrière l’issue de secours, encore qu’il soit difficile de dire si nous sommes déjà sauvés ou si le signal lumineux nous a tourné le dos, abdiquant son rôle d’orientation.
Dans le cadre de l’exposition, les pièces uniques des créateurs Rick Owens, Jean Prouvé et Pierre Jeanneret prennent une dimension particulière gothique ou menaçante au voisinage de cet ensemble d’œuvres.