Les disparités s’apparentent
Deux peintres : Jean-Simon Raclot et Jean-Luc Blanc.
Deux sculpteurs : Karim Ghelloussi et Michel Blazy.
Et c’est un voyage intérieur : on oublie la ville, ses contrastes. Les images l’emportent. Immémoriales, terres oubliées d’un monde parallèle, elles s’imposent au visiteur (il lui semble les avoir toujours connues), métaphores de l’Atlantide, de Neverland, de Laputa, de Pharasie : réminiscences du plan astral (univers accessible à ceux qui peuvent projeter leur esprit hors de leur corps) formes issues d’illusions télépathiques, les oeuvres sont comme les souvenirs rapportés d’un pays étranger, d’un ailleurs, continent ou astre, Krypton, Yavin 4, Acheron ou Géonosis, tout à la fois étrange et familier et pourtant nouveau. À travers elles, le visiteur fait l’expérience de ce bizarre et insolite souvenir de ce qu’il aurait pu vivre.
Michel Blazy
Artiste du vivant et des choses domestiques, Michel Blazy a puisé cette fois dans le bac à légumes. (On se souvient de ses peaux d’orange empilées les unes sur les autres et de la moisissure qui les pare).
Un oignon doré qui germe. Une pomme de terre rabougrie dont le germe a réussi à percer la feuille d’or. Germination : ultime dérisoire eldorado. Il faut mourir pour renaître selon le cycle du temps des cultures maraîchères. Or, l’or ne s’altère pas, jaune comme le soleil au zénith, symbole du pouvoir, il résiste, contrairement au fer qui rouille, à l’étain qui ternit et à l’argent qui noircit. Le métal est triste, il ne meurt pas, il est stérile. - Faut-il aussi y voir une signification contestataire ? - Oui, de même, également. L’or est symbole d’éternité, grâce à ses qualité inaltérable. Quand il recouvre du vivant, il suscite un trouble : l’oeil a l’habitude de le voir sur de la matière morte (bois, acier ou momie). Contradiction (ou oxymore) de l’inerte et du vivant. L’agencement est trop précis pour accorder quelque crédit au « laisser faire » duquel l’artiste a pu se revendiquer. Si « laisser faire » il y a, il s’agit peut-être de la nécessaire disposition d’esprit, vacance ou ouverture, de celui qui attend les épiphanies* des choses du monde et de la vie. Il ne faut pas y voir d’advienne que pourra. Plutôt la sérendipité, « véritable disposition au sens philosophique du terme, c’est-à-dire une capacité ou habileté de l’être humain » et la surprise, voire l’étonnement, devant ce qu’on trouve qu’on ne cherche pas.
*Sens figuré, en littérature : moment d’intense révélation qui illumine, de façon souvent imprévue, le poète ou le romancier. Pour Joyce, ces moments privilégiés doivent nourrir l’inspiration de l’écrivain.
Jean-Simon Raclot
Parmi les trois couleurs primaires lumineuses, l’oeil humain a une sensibilité particulière à la couleur verte : il distingue d’abord le vert (puis le rouge, puis le bleu). Les verts, qui envahissent les peintures de Jean-Simon Raclot, sont rehaussés de touches d’un vert citron, vert lime, et chlorophytolliptique, intermédiaire entre le bleu et le jaune dans la synthèse additive du champ chromatique, il est ici proche du jaune. Il irradie ces paysages inquiétants, décors fantastiques où l’oeil cherche des lignes, des formes.
Dans les paysages phosphorescents de Jean-Simon Raclot, le végétal recouvre le minéral. C’est une nature, luxuriante et déréglée qui envahit l’espace, qui prolifère, qui avance. En dehors de l’homme, des cités, en dehors de l’animal. Des anfractuosités noires dans la roche. Des chemins à suivre, creusés par les pluies. Une lumière poudreuse et safranées tombée d’un coin de ciels derrière les arbres. Sous la végétation, se laissent deviner les traces d’une architecture du règne minérale, vestiges d’une civilisation très ancienne. Verts paradis ? Forêt de zone tempérée ? Forêt tropicale ? Est-ce avant ou après la fi n du monde ?
Chez Jean-Simon Raclot, il n’y a plus de repères, ni dans le temps ni dans l’espace.
Car la chlorophylle, qui s’abreuve de lumière au moment de la photosynthèse, est une hémoglobine verte qui se répand. Qu’elle soit post-apocalyptique ou pas. Vert d’anticipation, uchronique, utopique, dystopique ou signal d’un multivers.
Quand le peintre introduit l’humain, il peint une mise à distance, une posture symbolique à la recherche d’un état témoin, sous un tapis de verdure enlacé à son autre moi-même.
Karim Ghelloussi
Le travail de sculpture de Karim Ghelloussi prend forme dans l’effort pour guérir de la «
maladie du déracinement ». « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle, à l’existence d’une collectivité, qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir […] Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. » (Simone Weil, L’enracinement)
Les sculptures de Karim Gheloussi sont la recherche de ce qui résiste et de ce qui demeure.
Elles sondent les racines. Sans titre (El Atlal, les ruines) est un assemblage de pièces de bois au même motif d’arcs outrepassés brisés (caractéristiques de l’architecture arabe) qui fi nissent par enserrer le meuble (chaise, fauteuil ou étagère) qui a servi de point de départ à la construction et qui en détermine la structure. Il y a tout à la fois appariement et appareillage dans ces sculptures d’où s’échappe la voix nostalgique et mélancolique d’un ailleurs d’où l’on vient et où l’on se
dirige. (La voix d’Oum Kalsoum chantant El Atlal, chanson qui reprend le thème de l’abandon de l’être aimé, récit des ruines ou des traces laissées par l’être aimé après son départ :
Ô mon coeur, ne cherche pas ce qu’est devenu l’amour
C’était une citadelle de mirages qui s’en effondrée
Sers-moi un verre et buvons en souvenir de ses ruines)
Ces constructions, issues de l’imaginaire, ont un statut ambigu : elles oscillent entre sculptures, maquettes d’architecture, moucharabieh, elles pourraient aussi faire penser à une sorte de volière.
Parfois, Karim Gheloussi associe un objet, de l’ordre du bibelot, à ses constructions : une céramique, une maquette de bateau, objets décoratifs, souvenirs qui évoquent un ailleurs, le voyage. Il y a, bien sûr, un paradoxe dans cette volonté de construire des ruines ; mais, il se dissout dans la lutte menée pour guérir du déracinement, puisque l’enracinement ne peut être que l’unique moyen d’une renaissance. À travers une nouvelle poétique du réel, la ruine comme le campement déserté, la stylistique de Karim Gheloussi utilise un vocabulaire, des figures et une grammaire qui lui permettent de donner forme à cette construction mentale (qui relève de l’imaginaire, du rêve, du fantasme, qui constitue son identité culturelle et sociale.
« Le langage n’est pas un système de signes, mais la promesse d’une réconciliation des mots et des choses » Tiqqun, pp. 12-13. Construction abandonnée, la ruine est une sculpture laissée en suspens, comme délaissée. Le bois, lui-même, a été enduit, poncé, il est prêt à être peint, mais finalement, l’artiste l’a laissé en l’état, inachevé.
Jean-Luc Blanc
Cette réinterprétation de l’image est un processus lent par lequel la peinture ou le dessin passe. L’image de référence se transforme, se déforme, s’émancipe.
Les dessins et les peintures de Jean-Luc Blanc pourraient être tirées des fi lms qu’il n’a jamais réalisés. Ils sont ce qui reste quand l’image de référence a disparu. Proches, en cela, des images fantômes dont parlait Hervé Guibert, (photographie manquée que l’écriture littéraire réanime), représentation mentale et littéraire, support de mémoire, elles rendent visible une photographie non réalisée. Les peintures et les dessins de Jean-Luc Blanc marquent les points de divergence entre deux représentations parallèles et rendent visibles des images déjà-connu, subliminales.
Dans ce trouble, il semble à l’oeil qui voit avoir déjà vu, il se souvient. Il n’est déjà plus le simple organe de la vue : il est devenu regard, ce sont les oeuvres qui l’ont transformé.
« Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. » Marcel Proust, La Prisonnière, p. 762
Textes : Alexandra Majoral