Pour Emmanuel Bourdieu (fils du sociologue Pierre Bourdieu), il ne s’agit pas de tracer un hypothétique portrait de Céline, mais de poser un regard direct sur une courte période de sa vie, ce qui permet d’approcher l’un des deux plus grands écrivains du siècle dernier, avec Proust.
Dans l’immédiat après-guerre, Céline a dû fuir la France pour échapper à l’épuration. En exil au Danemark, il reçoit la visite d’un universitaire américain, Milton Hindus, qui projette d’écrire un livre sur lui. Grand admirateur de son oeuvre, cet intellectuel juif arrive en car dans le coin reculé de la campagne nordique où ont vécu plus d’un an l’écrivain et sa femme, Lucette. Le film se termine quand Hindus reprend le même car pour repartir à la fin de son séjour. En répondant « Je suis Juif » à un voyageur qui l’interroge sur sa nationalité, il a, alors, totalement pris conscience de son identité juive.
Même dans sa complète insécurité, Céline se montre incapable de contenir son racisme et son antisémitisme. Il ne peut s’empêcher de déraper et l’admiration de Hindus ne résistera pas à leur rencontre. Lue à la fin du film, la lettre que Céline lui a écrite juste après son départ est pourtant poignante. Dans le jeu attraction-répulsion de leur relation, il semble évident qu’un lien d’amitié s’était instauré entre eux. Hindus rêvait de gloire et sa rencontre avec l’écrivain le plus sulfureux du 20e siècle avait pour but de lancer sa carrière littéraire.
En s’inspirant du livre de Milton Hindus, Emmanuel Bourdieu semble adopter son point de vue, mais il veut aussi régler ses comptes avec le pamphlétaire antisémite et montre les sentiments contradictoires qui habitaient l’intellectuel américain vis-à-vis de Céline. Sans citer des passages de l’ouvrage « Céline tel que je l’ai vu », Bourdieu cherche à ridiculiser Céline plutôt qu’à le charger. Qu’a-t-il voulu préciser avec le sous-titre « Deux clowns pour une catastrophe » ? Alors qu’au cours du film Céline traite Hitler de « clown cataclysmique ».
Le film consiste pour l’essentiel en une rafale de confrontations entre Céline et ce jeune intellectuel, aussi attentif qu’interloqué - sinon terrorisé - par certains mots dont le seul objectif est de lui clouer le bec et de le mettre au pas. Impressionné par le « génie » de l’écrivain qui joue avec les mots pour soutenir ses positions arbitraires, il se laisse faire au début, puis il réalise que le langage instaure une relation de pouvoir et reprend sa place d’universitaire érudit. Il apprend à répondre, à rétorquer, à mettre le doigt sur les ressorts du langage et en saisir le potentiel de subversion.
Céline était l’idole littéraire du jeune universitaire juif alors même que l’écrivain était accusé d’antisémitisme et soupçonné de collaboration avec les nazis. La réalité dépasse toute fiction ! Dans le film, c’est Lucette qui fait miroiter à Céline cette chance inespérée d’avoir le soutien d’un Juif et lui recommande de savoir tenir sa langue. Certes, l’écrivain est raisonneur, mais il joue sa survie. Tout se déroule dans la maison et le jardin où le couple est sensé avoir vécu, avec leur chat Bébert auquel Céline ressemble par instants. Dans une scène plutôt comique, tous deux, tels des héros beckettiens, prennent leur bain dans des bassines en plein air au vu de tous, ce qui crée un malaise pour l’Américain pudibond qui finalement se plonge aussi dans l’eau.
Après avoir hésité à accepter ce rôle pour le manque de ressemblance physique – il est plutôt petit, alors que Céline était très grand - Denis Lavant s’est approprié son personnage jusqu’à la caricature en imitant sa présence, son allure, ses grommellements, un mot prononcé ou retenu. A travers la façon d’être de l’écrivain, il parvient à lui ressembler, en étant d’une extrême justesse dans la voix, les expressions, le rythme des gestes et des paroles. On y croit ! On voit certains traits de son caractère et ses réactions. Prétentieux et raisonneur, il n’aspire qu’à être le roi de la littérature. Arrogant, manipulateur, et provocateur, c’est certain ! Allant jusqu’à l’insolence et développant une obsession de la persécution. L’artiste solitaire qu’il est devenu voit des espions partout. « Qu’on me laisse crever tranquille ! » dit-il. Il parle un peu comme il écrit et sa parole suit une pensée qui serpente, avec des phrases et des idées s’entrechoquant.
Lucette, formidablement interprétée par Géraldine Pailhas, est un beau personnage de femme attentive, réactive, sensible, confrontée à mille émotions, mille agressions. Elle tente vainement de contrôler les dérapages de Céline, toujours furibard. Face à ces deux comédiens exceptionnels, l’acteur anglais Philipp Desmeules semble un bien pâle Milton Hindus. Ou est-ce son personnage qui ne fait pas le poids ?
Ce qui semble le plus avoir intéressé Bourdieu c’est l’identité encombrante que s’était créé le médecin Louis Destouches en inventant Louis-Ferdinand Céline avec lequel il a fini par se confondre. Pouvait-il se défaire de ce masque qu’il s’était collé ?